Jésus est « l’homme eucharistique » par excellence. Donateur gracieux et gratuit, il a montré par ses paroles, ses actes, par l’offrande de sa vie, que tout être humain est habité par un désir de don et de paix : c’est là sa vocation d’enfant de Dieu. C’est le sens des deux gestes qui viennent couronner notre célébration eucharistique : nous nous donnons la paix du Christ avant de partager le pain et le vin. C’est aussi le sens du premier texte de la Genèse (ch 14) que nous lisons aujourd’hui.
Melkisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin :
il était prêtre du Dieu très-haut.
Il le bénit en disant :
« Béni soit Abram par le Dieu très-haut, qui a créé le ciel et la terre ;
et béni soit le Dieu très-haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains. »
Et Abram lui donna le dixième de tout ce qu’il avait pris.
aux ennemis qui détenaient son frère et qu’il venait de vaincre
Melkisédek est un personnage symbolique dans la Bible. Il nous est dit qu’il est roi de Salem et prêtre du Dieu très-haut vénéré dans un des petits royaumes de sa région. Ennemi qu’Abraham a vaincu pour délivrer son frère capturé et pillé par des rois voisins, il vient vers lui et lui propose le geste de paix et il partage avec lui le pain et le vin. Melkisédek signifie : « roi de justice » du pays de Salem qui signifie « paix ». Ce portrait de Melkisédek dépeint d’une façon admirable le Messie attendu en Israël : Roi de justice et prêtre à jamais (ps 109). L’auteur de l’épître aux Hébreux dans tout le chapitre 7, parle longuement de Melkisédek. Il préfigure le Christ qui tire son sacerdoce d’abord selon l’ordre de ce prêtre païen, et non de celui d’Aaron qui était héréditaire de droit, d’appartenance à une famille, un clan ou une tribu. Celui de Melkisédek est fondé sur la sainteté et l’éternité donc sur l’excellence de la personne humaine et de l’honneur rendu au Dieu très-haut ; et cela avant l’histoire de l’Alliance de Dieu avec Israël et l’instauration du sacerdoce lévitique. Ce texte de la Genèse nous rappelle la dimension universelle du salut accompli par le Christ « pour la multitude », et donc de chacune de nos eucharisties.
Dans l’Évangile choisi pour cette fête du corps et du sang du Christ, saint Luc raconte comment Jésus a partagé le pain avec une foule au désert. C’est un des nombreux repas pris par lui en diverses circonstances, qui précéderont le dernier qu’il prendra avec ses apôtres avant sa passion et sa mort.
En ce temps-là Jésus parlait aux foules du règne de Dieu
et guérissait ceux qui en avaient besoin.
Le jour commençait à baisser.
Alors les Douze s’approchèrent de lui et lui dirent : « Renvoie cette foule :
qu’ils aillent dans les villages et les campagnes des environs
afin d’y loger et de trouver des vivres ;
ici nous sommes dans un endroit désert. »
Mais il leur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. »
Ils répondirent : « Nous n’avons pas plus de cinq pains et deux poissons.
À moins peut-être d’aller nous-mêmes acheter de la nourriture pour tout ce peuple. »
Il y avait environ cinq mille hommes. Jésus dit à ses disciples :
« Faites-les asseoir par groupes de cinquante environ. »
Ils exécutèrent cette demande et firent asseoir tout le monde.
Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel,
il prononça la bénédiction sur eux,
les rompit et les donna à ses disciples pour qu’ils les distribuent à la foule.
Ils mangèrent et ils furent tous rassasiés ;
puis on ramassa les morceaux qui leur restaient : cela faisait douze paniers.
Ce repas est pris par Jésus et les Douze au milieu d’une foule. On y trouve la formule centrale de la prière eucharistique : « il les bénit, les rompit et les donna à ses disciples pour qu’ils distribuent à tout le monde. » Luc nous fait comprendre la portée universelle de l’Eucharistie, c’est « à tout le monde » qu’elle est destinée, et la mission des disciples est de l’apporter, de la rompre et de la distribuer.
Nous pouvons relire à ce sujet, ce qu’écrivait le pape Jean-Paul 2, dans sa lettre de présentation de l’année de l’Eucharistie en 2005 : « L’Eucharistie n’est pas seulement une expression de communion dans la vie de l’Église ; elle est aussi un projet de solidarité pour l’humanité tout entière. […]. Chaque Messe porte toujours le signe de l’universalité. Le chrétien qui participe à l’Eucharistie apprend par elle à se faire artisan de communion, de paix, de solidarité, dans toutes les circonstances de la vie. L’image de notre monde déchiré, qui a inauguré le nouveau millénaire avec le spectre du terrorisme et la tragédie de la guerre, appelle plus que jamais les chrétiens à vivre l’Eucharistie comme une grande école de paix, où se forment des hommes et des femmes qui, à différents niveaux de responsabilité dans la vie sociale, culturelle, politique, deviennent des artisans de dialogue et de communion. » (n°27)
La liturgie n’a retenu aujourd’hui du long chapitre 11 de l’Épître de Paul aux Corinthiens que le récit de l’institution de l’Eucharistie inspiré de celui des trois Évangiles synoptiques.
Frères, moi, Paul
J’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur, et je vous l’ai transmis :
la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain,
puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit :
« Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. »
Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant :
« Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang.
Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi. » Ainsi donc,
chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe,
vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.
Paul développe de manière personnelle la demande de Jésus de rompre le pain et de boire à la coupe en mémoire de lui. Le temps de Paul n’est plus celui du dernier repas de Jésus, mais du repas eucharistique célébré par les Églises, notamment celle de Corinthe. Pour Paul, le don que fait le Christ de son corps et de son sang est fondateur d’une réalité spirituelle et sociale nouvelle. Il s’agit d’une manière neuve de vivre en communauté de disciples du Christ. Paul n’oublie pas le corps historique du Christ, mais il insiste sur son corps ressuscité, son corps ecclésial et sur le corps du frère baptisé qui en est membre. La manière de vivre des membres de l’Église, de se réunir, de partager leurs biens, leur temps, leur nourriture, leurs soucis et leurs joies, témoigne que le Christ est vivant, ressuscité. Paul oublie – ou omet – de mentionner la résurrection, quand il présente l’Eucharistie comme « annonce de la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». Peut-être, pensent beaucoup d’exégètes, considère-t-il que les Corinthiens sont indignes de la célébrer.
Paul leur reproche en effet de dissocier le lien spirituel entre la célébration du repas du Seigneur et leur manière de se rassembler et de partager leur nourriture. Le christianisme naissant dans une société païenne d’inégalité sociale a représenté un défi. Il a constitué des communautés mixtes, d’esclaves et d’hommes libres, d’hommes et de femmes, de gens de culture juive et d’autres de culture grecque. Ce qui n’était pas évident à l’époque. La manière dont les Corinthiens se réunissent ensemble pour l’agape (un repas qui précède la célébration du « Repas du Seigneur » et où chacun apporte nourriture et boisson), – aux dires de Paul – est telle, en effet, qu’elle les disqualifie pour célébrer ensuite le Repas du Seigneur. A Corinthe, ville grecque, la communauté chrétienne est constituée de personnes de classes sociales différentes. La communauté chrétienne rassemblée par la prédication de Paul, est ainsi le reflet fidèle de la cité : un petit nombre d’hommes libres, riches, instruits, qui ne travaillent guère manuellement, et un grand nombre petites gens, d’esclaves, de femmes, bref des personnes souvent méprisées. De ce fait, lors de la célébration de l’Eucharistie la veille du dimanche, s’instaurent des dérives. Ceux qui ont le temps et les moyens d’apporter de quoi manger et boire en abondance, arrivent plus tôt à l’assemblée, dès l’après-midi du samedi, et partagent entre eux leur nourriture. Les esclaves n’arrivent qu’après leur travail et n’apportent souvent qu’une maigre pitance. Les premiers arrivés ne les ont pas attendus, et certains sont déjà ivres et repus alors que les plus pauvres, n’ayant que peu à partager, restent sur leur faim.
Retenons aujourd’hui la conclusion sévère des propos de Paul par rapport à leur manière de célébrer la Cène. En n’attendant pas les pauvres, ils trahissent l’image de Jésus ressuscité, lui qui rompait le pain et les poissons et les donnait à ses disciples pour qu’ils les distribuent à la foule.
Ainsi donc, mes frères, quand vous vous réunissez pour ce repas,
attendez-vous les uns les autres ;
si quelqu’un a faim, qu’il mange à la maison,
pour que vos réunions ne vous attirent pas le jugement du Seigneur.
Evangile selon saint Luc – Lc 9, 11b-17