En cette fête de l’Eucharistie, un texte important du livre du Deutéronome oriente notre méditation et notre réflexion :
Moïse disait au peuple d’Israël :
Souviens-toi de la longue marche que tu as faite
pendant quarante années dans le désert ;
le Seigneur ton Dieu te l’a imposée pour te faire passer par la pauvreté ;
il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur :
allais-tu garder ses commandements, oui ou non ?
Il t’a fait passer par la pauvreté, il t’a fait sentir la faim,
et il t’a donné à manger la manne
— cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue –
pour que tu saches que l’homme ne vit pas seulement de pain,
mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur
n’oublie pas le Seigneur ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte,
de la maison d’esclavage.
C’est lui qui t’a fait traverser ce désert, vaste et terrifiant,
pays des serpents brûlants et des scorpions,
pays de la sécheresse et de la soif.
C’est lui qui, pour toi, a fait jaillir l’eau de la roche la plus dure.
C’est lui qui, dans le désert, t’a donné la manne
— cette nourriture inconnue de tes pères –
pour te faire passer par la pauvreté et pour t’éprouver avant de te rendre heureux.
Dt 8, 2-3.14b-16a
« Souviens-toi… N’oublie pas » : deux maîtres mots dans ce texte du Deutéronome. Deux maîtres mots aussi de la prière eucharistique. L’invitation du Christ : « Vous ferez cela en mémoire de moi », puis les supplications adressées au Père pour qu’il se souvienne lui aussi et n’oublie pas. Il nous le dit encore à chaque eucharistie avant l’acclamation appelée « anamnèse » (rappel d’une histoire). Terme savant, à comprendre comme le contraire de l’amnésie. Le commandement de Jésus, le partage du pain et de la coupe de son sang versé, nourrissent notre mémoire et nous avons la charge de les transmettre par le fait de nous rassembler en son nom à chaque Eucharistie. Afin de sauver de l’oubli celui qui nous a sauvés, et ses œuvres d’amour.
Le « souviens-toi » du Deutéronome se comprend non pas comme un dogme, mais comme l’acte de mémoire d’un événement fondateur. La foi d’Israël est fondée sur un mémorial, une mémoire vive entretenue par la célébration de la Pâque. Elle est l’actualisation d’un événement passé qui anime, et fonde le présent de toutes les générations.
Les humains sont des êtres en devenir. Ils ne peuvent penser le temps que dans la triple dimension du présent, du passé et de l’avenir. Pour Dieu, la création, la libération, l’amour, sont toujours au présent, toujours offerts. L’image du soleil peut aider à comprendre cet éternel présent de Dieu. Le soleil ne cesse de briller et d’être présent la nuit comme le jour. Des générations vivent de sa lumière, et la terre lui montre successivement chacune de ses faces. Ainsi Dieu existe et vit dans l’éternité, non pas dans un devenir, mais à la fois dans un commencement, dans un présent et dans un achèvement. Alors que l’être humain existe et vit dans une histoire toujours inachevée.
Le verbe « se souvenir » en hébreu pourrait se traduire par « faire surgir de l’achevé dans l’inachevé ». L’alliance de Dieu avec Abraham concerne les contemporains d’Abraham mais aussi tous ses ancêtres humains et toutes les générations à venir. Et l’Israélite qui célèbre la Pâque peut dire : Je suis sorti d’Égypte, je suis membre d’un peuple libéré. Mon peuple, dès sa naissance était déjà dans la pensée de Dieu un peuple libéré et appelé à la liberté. Ce que Dieu a fait pour mon peuple et pour moi est accompli par lui une fois pour toutes, est achevé. Mais je suis appelé en permanence à rendre actuelle cette libération, et à lutter contre tout esclavage – qu’il s’enracine dans mon être ou me menace de l’extérieur –, dans l’inachevé de mon histoire. Appelé à m’unir spirituellement à mes ancêtres à qui je dois d’être libre, à sentir leur faim, leur pauvreté, pour nourrir ceux qui ont faim et vivre le partage et la solidarité. Je dois tenir ma mémoire en éveil pour ne pas reproduire les erreurs de mes ancêtres. Faire table rase de mon passé ne peut que me conduire au malheur.
Tenir sa mémoire en éveil, c’est se relier à ses racines. Le récit de l’institution de l’Eucharistie permet à l’Eglise de ne pas oublier ses origines : elle s’enracine dans ce que le Christ a accompli pour elle et pour la multitude. En célébrant l’eucharistie, elle fait mémoire des merveilles accomplies par Dieu en donnant son Fils, qui lui-même s’est offert, s’est livré pour ses frères et sœurs en humanité. Mais ce n’est pas pour elle le simple souvenir d’un événement passé, car cet événement enracine l’humanité dans une situation toujours actuelle de la réconciliation, du salut de Dieu. Il enracine l’humanité dans la Pâque de celui qui l’a fait sortir de l’esclavage et l’a appelée à la liberté face à l’esclavage du mal, qui lui a donné du courage dans les épreuves, dans les déserts de la vie quotidienne qui bien souvent sont aussi vastes et terrifiants que ceux qu’a affrontés Israël.
Faire mémoire est un acte de salut pour celui qui se souvient. Après le récit de l’institution de l’Eucharistie, vient l’acclamation d’anamnèse. L’amnésie est une maladie grave. Elle n’est pas sans marquer notre époque encline à ne pas cultiver sa mémoire et à ne vivre que dans l’immédiat d’un présent de plus en plus fugace et accéléré. Elle se dessaisit de ses souvenirs et les confie à des instruments artificiels et techniques sans cœur et sans esprit et non plus à son âme. Il lui faudra vivre sans doute encore de nouveaux exodes pour sortir des esclavages de toutes sortes qu’elle s’est forgés.
L’anamnèse est une résistance contre l’amnésie. L’amnésique ne connaît plus son passé et de ce fait n’a pas d’avenir. S’il ne se souvient pas de son histoire, de ses origines, de ses ancêtres, sur quelles bases va-t-il fonder ses décisions, ses orientations ? Celui qui est persuadé que tout progrès suppose de faire table rase du passé court des risques lui aussi : il peut sans cesse retomber dans les erreurs qu’il a commises ou qui ont fait le malheur de ses ancêtres. Quiconque oublie qu’il a été créé, sauvé, gracié, et comment et par qui il a été sauvé, risque d’opprimer à son tour et de se venger au lieu de pardonner. Notre histoire personnelle prend sens dans des récits, dans une relecture de notre propre histoire et de celle des générations qui nous ont précédés. Nous pouvons apprendre ainsi à éviter les horreurs du passé et mieux orienter notre vie. De plus, le bonheur, la liberté dont nous bénéficions aujourd’hui, nous les devons aux sacrifices qu’ont accomplis nos ancêtres : cela peut nous stimuler, pour que nous donnions à notre tour aux générations à venir le meilleur de nous-mêmes.
Nous souvenir du Christ et faire mémoire de lui c’est vivre en communion avec lui. L’action de faire mémoire du Christ, mort et ressuscité, dont nous attendons la venue dans la gloire, est suivie d’un ensemble de prières et de gestes symboliques à la messe, dont le sommet est la fraction du pain suivie de la communion au corps et au sang du Christ. C’est ce que rappelle Paul aux Corinthiens.
La coupe de bénédiction que nous bénissons,
n’est-elle pas communion au sang du Christ ?
Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ?
Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps,
car nous avons tous part à un seul pain.
1 Co 10, 16-17
La bénédiction de la coupe d’action de grâce et l’action de rompre le pain manifestent que nous recevons du Père notre pain de chaque jour, fruit de la terre et du travail des hommes. Mais la personne du Christ est aussi notre pain, une parole qui est venue de « la bouche du Seigneur ». Il est la nourriture nécessaire à notre vie spirituelle. Le partage du pain constitue sa communauté de table : nous sommes ses convives et ne faisons plus en lui qu’un seul corps. Lui qui a fait don de sa vie est réellement présent au milieu de nous. Le repas eucharistique a pour fonction de faire vivre ensemble les croyants et de renforcer leur identité et leur unité : ils communient au corps et au sang du Christ pour faire corps avec lui. C’est ce qu’il disait lui-même aux foules. Après les avoir nourris avec cinq pains et deux poissons, il les nourrissait de sa Parole qui était Esprit et vie : elle venait du Père, comme la manne dans le désert.
Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel :
si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement.
Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. »
Les Juifs se querellaient entre eux :
« Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? »
Jésus leur dit alors : « Amen, amen, je vous le dis :
si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme,
et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous.
Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ;
et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson.
Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi,
et moi, je demeure en lui.
De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé,
et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange,
lui aussi vivra par moi.
Tel est le pain qui est descendu du ciel :
il n’est pas comme celui que les pères ont mangé.
Eux, ils sont morts ; celui qui mange ce pain vivra éternellement. »
Jn 6, 51-58
Jésus se présente lui-même comme le pain de Dieu, la boisson de Dieu. Paroles choquantes au premier abord à ne pas réduire à une signification matérielle et comprendre non pas dans un sens anatomique mais dans un sens symbolique. Jésus dira que « ses paroles sont esprit et vie ». Dire à quelqu’un qu’on aime, voici mon corps, voici mon sang, prends et mange, prends et bois, est-ce si choquant ? Entre les époux, entre les parents et leurs enfants, l’échange corporel est symbolique. Le mot charnel est revêtu d’une dimension spirituelle de communion, celle du don de soi pour que vivent les autres. La maman nourrit bien son petit en son corps dès son commencement puis de son lait, de ses caresses, de sa voix et de ses paroles. Le don du sang, le don des organes, c’est une grande et belle chose car elle témoigne d’un échange entre des personnes !
Cependant, lorsque Jésus dit : « De même que le Père qui est vivant, m’a envoyé et que moi je vis par le Père, de même aussi celui qui me mangera vivra par moi, d’une vie éternelle, de la vie même de Dieu », il annonce quelque chose de nouveau. Cela suppose de croire que Dieu s’est fait homme, est entré dans la condition humaine, dans sa dimension la plus corporelle, charnelle. Et il s’est fait à ce point solidaire des humains que s’est réalisé et se réalise encore dans l’Eucharistie ce que les Pères de l’Eglise appelaient un admirable et merveilleux échange. Nous lui avons donné notre humanité, et il nous a donné en partage sa divinité. Devenu convive des hommes, il s’est nourri en quelque sorte de leurs joies et de leurs nécessités, pour les nourrir en échange, de sa vie éternelle. Quand il prépare la coupe, le prêtre dit cette merveilleuse prière : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité ».
Pour conclure, encore un point important à ne pas oublier. L’invitation du Christ à faire mémoire de lui ne concerne pas que la célébration de la Messe. Elle concerne la vie concrète de ceux qui communient à son corps et à son sang. De même qu’il est pour eux nourriture spirituelle, qu’ils soient eux aussi, nourrissants les uns pour les autres. « Par le Christ, offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. N’oublions pas le partage et l’entraide communautaire, car ce sont de tels sacrifices qui plaisent à Dieu. » (Hé 13, 15-1)
Evangile selon saint Jean – Jn6, 51-58