Depuis des siècles dans l’Église romaine, on ne communie qu’au pain eucharistique, celui « de la nécessité », et l’on ne boit plus à la coupe du vin « de la fête », comme le disent nos frères orthodoxes. Dans les catéchismes romains, on ne parlait guère que de la présence du Christ dans l’hostie qui n’était plus après la consécration qu’une apparence de pain (le mot latin « hostia » signifie victime sacrifiée). Sa présence dans le vin devenu du sang était passée sous silence et le demeure encore dans la pratique liturgique comme l’écrit le liturgiste Paul Declerck : « Recommandée discrètement par la Constitution conciliaire, la communion à la coupe n’a guère provoqué l’adhésion enthousiaste du peuple chrétien, laïcs et prêtres confondus. On présente comme arguments des difficultés pratiques, qui sont réelles ; mais elles cachent souvent le soupçon de son caractère secondaire, voire inutile ; à quoi bon se compliquer ainsi la tâche, alors qu’on a tout reçu « sous une seule espèce » ? Infidélité à la demande de Jésus, répétée à chaque messe, conclue-t-il ! », Dans l’adoration eucharistique, l’ostensoir et l’hostie sont seuls concernés aussi ; l’absence de la coupe et du vin mutile en quelque sorte le sens du sacrement. Les textes de la fête de l’Eucharistie sont intéressants cette année, parce qu’ils parlent constamment du sang. Cela peut choquer nos oreilles délicates. Laissons-les s’ouvrir à une réflexion fructueuse, car ne sommes-nous pas tous des êtres de chair et de sang ?
Dans la plupart des religions, le sang symbolise le flux vital qui nourrit et anime le corps de l’homme. Verser le sang d’un innocent est un acte criminel. Perdre son sang c’est risquer de perdre sa vie. En revanche, donner son sang c’est aussi donner sa vie, et les hommes de la modernité pratiquent cette invention merveilleuse du don du sang pour sauver d’autres vies. Sont glorifiés dans la mémoire des peuples, ceux qui versent leur propre sang pour une juste cause ou pour sauver les autres. C’est dire le caractère à la fois familier et sacré et surtout universel de cette réalité du sang dans toutes les cultures, et c’est dire aussi le caractère universel de l’Eucharistie. Pourquoi alors ce désintérêt pour le sang dans notre langage de croyant, quand nous parlons de l’Eucharistie, et ces réticences devant la communion à la coupe du sang du Christ, qui nous communique sa propre vie humaine et divine ? Le pain eucharistique est un « pain rompu » et partagé et le vin est bu à la même coupe. Coupe et vin symbolisent le sacrifice du Christ et l’Alliance nouvelle.
Saint Marc place la Cène dans le cadre de la célébration de la Pâque juive qui commémore la libération d’Égypte et le don de la Loi. Célébration en deux temps, comme dans nos eucharisties. D’abord une liturgie de la Parole, puis un mémorial du sacrifice.
Moïse vint rapporter au peuple
toutes les paroles du Seigneur et toutes ses ordonnances.
Tout le peuple répondit d’une seule voix :
« Toutes ces paroles que le Seigneur a dites, nous les mettrons en pratique. »
Moïse écrivit toutes les paroles du Seigneur.
Il se leva de bon matin et il bâtit un autel au pied de la montagne,
et il dressa douze pierres pour les douze tribus d’Israël.
Puis il chargea quelques jeunes garçons
parmi les fils d’Israël d’offrir des holocaustes,
et d’immoler au Seigneur des taureaux en sacrifice de paix.
Moïse prit la moitié du sang et le mit dans des coupes ;
puis il aspergea l’autel avec le reste du sang.
Il prit le livre de l’Alliance et en fit la lecture au peuple.
Celui-ci répondit : « Tout ce que le Seigneur a dit,
nous le mettrons en pratique, nous y obéirons. »
Moïse prit le sang, en aspergea le peuple, et dit :
« Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles,
le Seigneur a conclue avec vous. »
Ex 24, 3-8
Dans le premier Testament, le sacrifice d’animaux n’avait rien d’un meurtre cruel comme c’était le cas dans le contexte culturel et religieux de l’époque. C’était une offrande sacrée à Dieu en remerciement du don de la Loi, et en actualisation de l’Alliance. Une Alliance scellée dans le sang d’un animal. Le sang était symbole de vie et aussi de communauté de vie et de destin. Dans des rites religieux anciens, il arrivait que les partenaires d’une alliance fassent couler un peu de leur propre sang dans la coupe commune à laquelle ils buvaient ensuite pour sceller leur union. Plus tard, le vin servira de substitut au sang. Dans le récit de l’Exode, le rite de l’aspersion du sang signifie l’Alliance que Dieu scelle avec son peuple. Il est accompagné de la lecture de la Loi puis de la réponse du peuple. Il s’agit d’un engagement réciproque entre eux, à garder en mémoire et à respecter.
Dans son récit de la Cène, saint Marc parle davantage de la coupe du sang versé que du pain rompu.
Le premier jour de la fête des pains sans levain,
où l’on immolait l’agneau pascal, les disciples de Jésus lui disent :
« Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs
pour que tu manges la Pâque ? »
Il envoie deux de ses disciples en leur disant : « Allez à la ville ;
un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre. Suivez-le,
et là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître te fait dire :
Où est la salle où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ?”
Il vous indiquera, à l’étage,
une grande pièce aménagée et prête pour un repas.
Faites-y pour nous les préparatifs. »
Les disciples partirent, allèrent à la ville ;
ils trouvèrent tout comme Jésus leur avait dit,
et ils préparèrent la Pâque.
Le soir venu, Jésus arrive avec les Douze.
Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus déclara :
« Amen, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer. »
Ils devinrent tout tristes
et, l’un après l’autre, ils lui demandaient : « Serait-ce moi ? »
Il leur dit : « C’est l’un des Douze,
celui qui est en train de se servir avec moi dans le plat.
Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ;
mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré !
Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! »
Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction,
le rompit, le leur donna, et dit : « Prenez, ceci est mon corps. »
Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il la leur donna,
et ils en burent tous.
Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance,
versé pour la multitude.
Amen, je vous le dis : je ne boirai plus du fruit de la vigne,
jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu. »
Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers.
Mc 14, 12-26
Dans le repas pascal organisé par Jésus, il ne s’agit plus du sang d’un animal, mais de son propre sang qui va être versé en sa mort sur la Croix. Au lieu du geste d’aspersion, le geste qui scelle l’alliance nouvelle consiste à boire à la même coupe que Jésus, comme il l’avait annoncé : « La coupe que je vais boire, vous la boirez ; et vous serez baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé » (Mc 10, 39). Une coupe qui contient le fruit de la vigne, symbole de son sang versé pour le salut de la multitude. Il s’agit d’un geste de communion de destin et de vie spirituelle entre Jésus et ses disciples, entre Dieu et l’humanité en la personne de son Fils. Jésus déclare que ce vin est son sang. Il boit pour la dernière fois le fruit de la vigne avec ses disciples en ce monde, et annonce qu’il boira le vin nouveau de la résurrection dans le Royaume à venir.
Notons aussi que l’évangéliste n’isole pas le pain et le vin du geste qui leur donne sens. Ce ne sont pas des matières seules qui deviennent signes de la présence du Christ quand il s’exprime. Ce sont les paroles, les actions, les gestes de communion qui les accompagnent. Une parole de bénédiction, puis un geste de fraction et de don du pain pour un partage et une manducation par tous. Une parole d’action de grâce puis le don d’une même coupe à laquelle tous peuvent boire.
Quand Jésus parle de l’offrande de son sang, on peut le comprendre de manière négative et de manière positive. Négative d’abord, car s’agit de sa mort violente et sanglante qui sera le meurtre d’une victime innocente. « Il vaut mieux qu’un seul meure pour tout le peuple », avait dit Caïphe au moment de condamner Jésus. » Cette déclaration trahit le sens de la Loi de Dieu. Caïphe et ses amis pensent que faire mourir Jésus c’est rendre un culte à Dieu, sauver l’honneur de Dieu (Jn 15, 26 à 16,4). Il oublie que la Loi et les prophètes ont proclamé que Dieu a en horreur les sacrifices humains : « Tu n’assassineras pas » (Ex 20, 13) est un des grands interdits fondateurs dans la Loi de Moïse. Dieu avait déjà réprouvé le meurtre d’Abel par Caïn, puis déclaré à Noé : « Je demanderai compte du sang de chacun de vous. Qui verse le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé. Car à l’image de Dieu l’homme a été fait. » (Gn 9, 5-6) Plus tard encore, il déclarera par la bouche de Jérémie : Quant à des sacrifices humains, « cela je ne l’ai jamais demandé, je n’en ai jamais eu l’idée. » (Jr 7, 31) Quand il parle de son sang, Jésus a bien conscience d’être une victime innocente. Sa mort est un meurtre déguisé en sacrifice, pour cause de prétendu blasphème et de désordre religieux.
Mais à la lumière du récit évangélique Jésus inverse le sens de sa mort et en fait un acte positif. On pense l’assassiner, l’éliminer mais c’est lui-même qui choisit librement de mourir pour la multitude. On pense lui prendre sa vie, la lui ôter avec des cris de rage et de haine, pensant ainsi rendre gloire à Dieu, alors que c’est lui qui en fait don, librement, en bénissant son Père, pour que cessent chez ses frères humains toutes les violences sacrificielles et assassinats d’innocents, pour que jamais plus un seul soit tué pour tous. Il se rend solidaire de toutes les victimes de la haine. Il refuse de se poser en rival des pouvoirs politiques ou religieux qui jouent leur survie en versant le sang d’autrui. L’acte de Jésus versant librement son sang nous invite à considérer la célébration de l’Eucharistie comme un engagement à résister comme lui, en mémoire de lui, à toute violence sacrificielle.
Dans cette perspective, l’eucharistie se révèle comme un acte prophétique novateur de la part de Jésus, politique pourrait-on dire. Il remet en cause toutes les violences meurtrières de ceux qui font couler le sang des autres, des victimes de leurs haines et de leurs injustices, pour asseoir leur domination, pour faire prévaloir leur vision d’un ordre social ou religieux, pour préserver leurs privilèges, pour conserver leurs richesses. L’Eucharistie ouvre la perspective de ce qu’est le bonheur selon le cœur de Dieu, le bonheur de donner sa vie, et lorsqu’on communie à la coupe du Christ, accepter de verser son sang comme lui pour ses frères et sœurs en humanité. En conclusion de notre réflexion, nous pouvons écouter d’une manière neuve des extraits de ce que dit l’auteur de la lettre aux Hébreux, ce dimanche :
Le Christ est venu, grand prêtre des biens à venir.
Par la tente plus grande et plus parfaite,
celle qui n’est pas œuvre de mains humaines
et n’appartient pas à cette création,
il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, en répandant,
non pas le sang de boucs et de jeunes taureaux, mais son propre sang.
De cette manière, il a obtenu une libération définitive.
S’il est vrai qu’une simple aspersion
avec le sang de boucs et de taureaux, et de la cendre de génisse,
sanctifie ceux qui sont souillés, leur rendant la pureté de la chair,
le sang du Christ fait bien davantage, car le Christ,
poussé par l’Esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu
comme une victime sans défaut ;
son sang purifiera donc notre conscience des actes qui mènent à la mort,
pour que nous puissions rendre un culte au Dieu vivant.
Voilà pourquoi il est le médiateur
d’une alliance nouvelle, d’un testament nouveau :
puisque sa mort a permis
le rachat des transgressions commises sous le premier Testament,
ceux qui sont appelés peuvent recevoir l’héritage éternel jadis promis
Hé 9, 11-15
Evangile selon saint Marc – Mc 14, 12- 16; 22- 26