Quand Dieu se manifeste aux hommes, c’est souvent de manière inattendue, à l’envers de leurs attentes. En saint Luc, les bergers furent les premiers à se présenter devant Jésus nouveau-né. Des gens pauvres et vivant à l’écart, au contact permanent avec les animaux et donc impurs aux yeux de la religion. Ils avaient fait confiance au message inattendu venu du ciel par la voix d’un ange et s’étaient présentés les mains vides, ayant seulement à offrir au nouveau-né dans sa mangeoire, ainsi qu’à Marie et Joseph, leur joie, leur foi et leur présence. Mais est-il plus beau cadeau à offrir à ceux qu’on aime en vérité, qu’une présence débordante de joie et de bienveillance ? Et puis, quelle heureuse surprise pour ces bergers marginaux d’entendre un ange leur annoncer à eux les premiers, la naissance du Messie attendu par le peuple Israël depuis si longtemps, et surtout de découvrir qu’il se présentait comme étant de leur monde, comme « un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire ». Israël attendait un Messie triomphant par qui, pensait-on, Dieu allait accomplir en faveur de son peuple comme une revanche guerrière et politique. En Jésus le nouveau-né de Bethléem, la revanche de Dieu fut d’une manière inattendue spirituelle mais combien réaliste ! Le prophète Isaïe l’avait annoncé.
Debout, Jérusalem, resplendis !
Elle est venue, ta lumière, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi.
vVoici que les ténèbres couvrent la terre, et la nuée obscure couvre les peuples.
Mais sur toi se lève le Seigneur, sur toi sa gloire apparaît.
Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore.
Lève les yeux alentour, et regarde :
tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi ;
tes fils reviennent de loin, et tes filles sont portées sur la hanche.
Alors tu verras, tu seras radieuse, ton cœur frémira et se dilatera.
Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi,
vers toi viendront les richesses des nations.
En grand nombre, des chameaux t’envahiront,
de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha.
Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ;
ils annonceront les exploits du Seigneur.
Is 60, 1-6
L’épreuve qu’Israël venait de traverser devait lui révéler sa vraie vocation, celle d’être une lumière pour toutes les nations que recouvrent les ténèbres. Elles ne connaissaient pas encore le Seigneur de l’univers, le Dieu de la paix et de la justice. Ce furent les peuples païens chez lesquels Israël avait connu l’exil et la servitude, qui se déplacèrent et s’en vinrent vers Jérusalem. Ce furent eux qui reconnurent les premiers dans le nouveau-né de Bethléem le nouveau roi des juifs, qui serait aussi le roi de toutes les nations de la terre. En ces temps qui sont les nôtres, quelle souffrance de voir les massacres qu’accomplissent et les israélites et les peuples voisins. Saint Matthieu s’inspire de la prophétie d’Isaïe, et annonce dans un beau récit sa réalisation.
Jésus était né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode le Grand.
Or, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem
et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ?
Nous avons vu son étoile à l’orient
et nous sommes venus nous prosterner devant lui. »
En apprenant cela, le roi Hérode fut bouleversé, et tout Jérusalem avec lui.
Il réunit tous les grands prêtres et les scribes du peuple,
pour leur demander où devait naître le Christ.
Ils lui répondirent : « À Bethléem en Judée,
car voici ce qui est écrit par le prophète :
Et toi, Bethléem, terre de Juda,
tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda,
car de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël. »
Alors Hérode convoqua les mages en secret
pour leur faire préciser à quelle date l’étoile était apparue ;
puis il les envoya à Bethléem, en leur disant :
« Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant.
Et quand vous l’aurez trouvé, venez me l’annoncer pour que j’aille,
moi aussi, me prosterner devant lui. »
Après avoir entendu le roi, ils partirent.
Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient les précédait,
jusqu’à ce qu’elle vienne s’arrêter
au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant.
Quand ils virent l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie.
Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ;
et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui.
Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents :
de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
Mais, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode,
ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.
Mt 2, 1-12
Dans leur pays et leur culture, ces mages étaient considérés comme des savants, des magiciens. Ils pratiquaient la divination, la médecine, l’astrologie et l’interprétation des songes. Ils avaient tout pour être honnis des Israélites, adorateurs du Dieu unique, celui de l’Alliance, qui leur avait donné la Loi et parlé par les prophètes.
Matthieu parle des mages dès le commencement de son Évangile, aussitôt après l’annonce à Joseph de la naissance de Jésus. Ce n’est pas un hasard qu’il indique ainsi que les premiers à se présenter à Jésus nouveau-né furent des païens, et de surcroît, des mages. En effet, en sa communauté se côtoyaient des païens convertis au Christ, mais aussi des juifs qui ne voyaient pas tous d’un bon œil l’ouverture de leurs communautés à des païens aux croyances douteuses et aux coutumes peu compatibles avec ce que prescrivait la Loi.
Comme les bergers, les mages, eux aussi, avaient fait confiance à un message venu du ciel, non par la voix d’un ange mais par l’apparition d’une étoile annonçant la naissance d’un roi. Déjà, pour la naissance d’Alexandre et de César, on prétendait qu’une étoile était apparue, et même dans le livre des Nombres (24,17) il était écrit que « de Jacob monterait une étoile », annonçant la naissance de David ou du Messie. Après leur malencontreuse rencontre avec Hérode, ce roi odieux et cruel, jaloux de son pouvoir – au point de faire exécuter certains de ses fils –, rencontre qui ne pouvait que les désorienter, quelle bonne surprise pour ces mages, de retrouver leur étoile perdue ! Quelle plus déroutante surprise encore d’avoir été conduits par elle, non pas dans un palais mais dans une banale maison de Bethléem, et de n’y trouver qu’un enfant et sa mère.
Tombant à genoux, ils se sont prosternés devant l’enfant. Fidèles à leurs coutumes, les mages ont sorti de leurs coffrets des présents symboliques. L’or, a-t-on dit, symbolisait la royauté, l’éclat, le rayonnement de la divinité. Le parfum de l’encens montant vers le ciel, évoquait le désir et le goût de l’infini. La myrrhe était une plante médicinale qui soignait les blessures, de la vie, du corps et du cœur. L’offrande de ces présents exprimait leur valeur et signifiaient en quelque sorte leur allégeance. Elle exprimait aussi de manière étonnante leur foi : eux, des savants venus de loin, reconnaissent en ce nouveau-né non seulement le Roi-Messie d’Israël, mais aussi leur propre roi : « tombant à genoux, ils se prosternent devant lui ».
Ils regagnèrent leur pays par un autre chemin, écrit l’évangéliste. Une conclusion qu’il présente comme une clé pour comprendre le message de son récit. Comme saint Luc, saint Matthieu invite le lecteur à se laisser surprendre et dérouter par les chemins de Dieu qui ne sont pas ceux des hommes. Il l’invite aussi à se laisser guider par l’étoile qui ne conduit pas les chercheurs de Dieu vers les « stars », les savants et les rois de ce monde, mais vers les tout-petits (Mt 11,25). Désormais les messages de Dieu ne viendront plus des anges ou des étoiles du ciel, mais de Jésus, le nouveau-né de Bethléem, le charpentier de Nazareth, le Messie inaugurant la venue du Royaume de Dieu au milieu de toutes les nations, le Fils du Père, crucifié sur le Calvaire et vainqueur de la mort.
Dès le commencement de son Évangile, Matthieu annonce la venue d’un Messie déroutant qui prend le visage d’un enfant né dans un contexte marginal. Tout au long de son Évangile, il va fustiger les gens de pouvoir et de savoir en Israël qui refuseront de reconnaître en Jésus le Messie, qui signeront sa mort et railleront le « roi des juifs » qu’ils feront crucifier sur le Calvaire. Il va respecter les païens, les pauvres et les petits, les exclus, qui reconnaîtront en Jésus le Dieu Emmanuel venant lui-même visiter et sauver son peuple. Il va aussi multiplier les récits d’Épiphanie, qui rapportent le souci de Jésus d’annoncer qu’il ne vient pas seulement pour les gens d’Israël, mais pour tous les peuples. Matthieu montre le Christ accueillant déjà dans la maison de Bethléem des membres de peuples païens. Pour conclure son Évangile, il le montrera donnant à ses disciples un ordre décisif : « De toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19).
Ce que saint Paul écrit aux Éphésiens est en plein accord avec le message de Matthieu et exprime au mieux le sens de l’Épiphanie du Seigneur.
Vous avez appris, je pense,
en quoi consiste la grâce que Dieu m’a donnée pour vous :
par révélation, il m’a fait connaître le mystère,
comme je vous l’ai déjà écrit brièvement.
En me lisant, vous pouvez vous rendre compte
de l’intelligence que j’ai du mystère du Christ.
Ce mystère n’avait pas été porté
à la connaissance des hommes des générations passées,
comme il a été révélé maintenant
à ses saints Apôtres et aux prophètes, dans l’Esprit.
Ce mystère, c’est que toutes les nations sont associées au même héritage,
au même corps, au partage de la même promesse,
dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile.
Éph 3,2-3.5-6
Evangile selon saint Matthieu – Mt2, 1-12