Ce dimanche porte deux noms. Il rappelle et célèbre deux événements rapportés par les quatre évangiles : l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem et sa Passion. Deux événements contrastés. L’un, joyeux, festif, triomphal, et l’autre, tragique. L’un, verdoyant avec ces rameaux que cueille et porte la foule, – rappel du triomphe de la vie en ce nouveau printemps dont la terre est gratifiée -. L’autre aux couleurs du drame et du deuil, qui rapporte comment la folie meurtrière de la même foule a approuvé le jugement et la condamnation d’un innocent.
Un contraste saisissant entre l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem et sa mort scandaleuse hors de la ville sainte. Et cependant un même et unique regard de l’Evangéliste Matthieu sur la manière dont le Messie, l’envoyé, le Fils de Dieu se présente au milieu de son peuple, dans l’histoire humaine. Elle est touchante et dérisoire l’entrée de ce prophète galiléen dans la ville de David, accomplissant ce qu’avait annoncé avant lui Zacharie, un autre prophète : « Dites à Jérusalem : Voici ton roi qui vient vers toi, humble, monté sur une ânesse et un petit âne, le petit d’une bête de somme. »
Jésus et ses disciples, approchant de Jérusalem,
arrivèrent en vue de Bethphagé, sur les pentes du mont des Oliviers.
Alors Jésus envoya deux disciples
en leur disant : « Allez au village qui est en face de vous ;
vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et son petit avec elle.
Détachez-les et amenez-les moi.
Et si l’on vous dit quelque chose, vous répondrez :
“Le Seigneur en a besoin”. Et aussitôt on les laissera partir. »
Cela est arrivé pour que soit accomplie la parole prononcée par le prophète :
Dites à la fille de Sion : Voici ton roi qui vient vers toi, plein de douceur,
monté sur une ânesse et un petit âne, le petit d’une bête de somme.
Les disciples partirent et firent ce que Jésus leur avait ordonné.
Ils amenèrent l’ânesse et son petit, disposèrent sur eux leurs manteaux,
et Jésus s’assit dessus.
Dans la foule, la plupart étendirent leurs manteaux sur le chemin ;
d’autres coupaient des branches aux arbres et en jonchaient la route.
Les foules qui marchaient devant Jésus et celles qui suivaient criaient :
« Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !
Hosanna au plus haut des cieux ! »
Comme Jésus entrait à Jérusalem,
toute la ville fut en proie à l’agitation, et disait : « Qui est cet homme ? »
Et les foules répondaient : « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée. »
Mt 21 1-11
Ce roi qui vient au nom du Seigneur délaisse le cheval, monture de guerrier et d’homme fort, et choisit pour son entrée triomphale une ânesse et son petit, symboles de paix, de simplicité, de service. Glorification jusqu’au bout de la petitesse dans le récit de l’évangéliste Matthieu. C’est un roi sans arme, ni armure ni armée, doux et humble de cœur. Il s’offre à l’accueil ou au refus de la ville de Dieu, à l’accueil ou au refus du monde des hommes. Un roi qui ne règne pas par la violence, l’intimidation, l’apparat, l’arrogance et ne dispose d’aucun soldat. Monté sur une bête de somme, lui dont la mission est de porter sur ses épaules la brebis perdue, de se charger des péchés de la multitude des humains qu’il vient arracher à leurs pulsions de haine et de cupidité.
On notera l’expression de Matthieu « pour que soit accomplie la parole prononcée par le prophète ». Elle est touchante et dérisoire l’entrée de ce prophète galiléen dans la ville de David, accomplissant ce qu’avait annoncé avant lui Zacharie, un autre prophète : « Dites à Jérusalem : Voici ton roi qui vient vers toi, humble, monté sur une ânesse et un petit âne, le petit d’une bête de somme. »
L’agitation gagne tout Jérusalem : on (sans doute les citadins sceptiques) se demandait : « Qui est cet homme ? » Et les foules (sans doute les pèlerins enthousiastes venus des provinces ou des nations pour la Pâque) répondaient : « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée ». Des foules versatiles (peut-être de citadins et de curieux) qui changeront de ton au moment de la Passion, poussées par les chefs des prêtres et les anciens. Ils crieront « A mort ! » après avoir crié « Hosanna ! »
A la liturgie de la procession des rameaux succède le long récit de la Passion en Saint Matthieu. Son caractère vivant et concret est tel qu’il touche le cœur par lui-même et n’a guère besoin de commentaires. L’auteur adopte, pour raconter la Passion, le point de vue de la foi chrétienne, un point de vue qu’on pourrait qualifier de « dépassionné ». Un point de vue qui n’exclut pas des détails violents et outranciers, mais qui ne cherche ni à juger ni à condamner ceux qui sont responsables de la mort de Jésus, ceux qui l’ont abandonné, trahi, crucifié.
Gardons-nous donc en écoutant ce récit de nous mettre en position de jugement de ceux qui livrent Jésus, comme l’Eglise a pu le faire pour les « juifs perfides », et dont elle a fait repentance depuis Jean XXIII et le concile Vatican 2. Le récit de la Passion invite chacun à une conversion sur le plan de sa foi et de sa vie. Comment ce récit l’interpelle et le juge, comment il peut se reconnaître en chacun des protagonistes, en son comportement quotidien. Qu’il se demande à quelle conversion personnelle il est appelé face à ce procès fait à Jésus dans lequel il se trouve forcément impliqué lui aussi.
Que chacun se demande surtout comment il aurait reconnu et reconnaît encore aujourd’hui en ce prophète galiléen l’envoyé, le Fils de Dieu. Cette « re-connaissance » est le fondement de notre propre foi, de notre propre représentation de Dieu, du Christ sauveur. Arrêté par la milice qu’ont mobilisée les chefs des prêtres et des anciens, torturé, injustement condamné à la peine de mort, ce Jésus nous interroge tous et nous juge : « Quand j’étais arrêté, jugé injustement, condamné plus injustement encore, crucifié comme un malfaiteur, n’as-tu pas détourné ton visage, ne m’as-tu pas livré, renié, ou abandonné ? Ne m’as-tu pas craché au visage, couronné d’épine, crucifié en pensant rendre gloire à Dieu ou obéir à ton César ou tes chefs religieux ? As-tu reconnu en moi le Fils de Dieu ? Si tu es vraiment mon disciple, surtout ne dis pas : Je ne savais pas que c’était toi ! »
Dans le récit de l’Evangile après son arrestation et dans celui de sa mort, Jésus parle très peu et garde le silence à deux reprises quand on l’interroge. Pour bien saisir ce qui donnait lui force et sens face à la persécution et la mort, la liturgie nous propose le texte du « serviteur souffrant » dans le Livre d’Isaïe et la prière du psaume 21. Ils ont pu inspirer les évangélistes dans leur récit de la Passion.
Le Seigneur mon Dieu m’a donné le langage des disciples,
pour que je puisse, d’une parole, soutenir celui qui est épuisé.
Chaque matin, il éveille, il éveille mon oreille pour qu’en disciple, j’écoute.
Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille,
et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé.
J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient,
et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe.
Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats.
Le Seigneur mon Dieu vient à mon secours ;
c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages,
c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre :
je sais que je ne serai pas confondu.
Isaïe 50, 4-7
Tous ceux qui me voient me bafouent,
ils ricanent et hochent la tête :
« Il comptait sur le Seigneur : qu’il le délivre !
Qu’il le sauve, puisqu’il est son ami ! »
Oui, des chiens me cernent,
une bande de vauriens m’entoure.
Ils me percent les mains et les pieds ;
je peux compter tous mes os.
Ces gens me voient, ils me regardent. +
Ils partagent entre eux mes habits
et tirent au sort mon vêtement.
Mais toi, Seigneur, ne sois pas loin :
ô ma force, viens vite à mon aide !
Tu m’as répondu !
Et je proclame ton nom devant mes frères,
je te loue en pleine assemblée.
Vous qui le craignez, louez le Seigneur,
Psaume 21
« Ces gens me voient, ils me regardent ». Un passage rude et cruel dans le récit de saint Matthieu, la crucifixion de Jésus.
Arrivés en un lieu-dit Golgotha, c’est-à-dire : Lieu-du-Crâne (ou Calvaire),
ils donnèrent à boire à Jésus du vin mêlé de fiel ;
il en goûta, mais ne voulut pas boire.
Après l’avoir crucifié, ils se partagèrent ses vêtements en tirant au sort ;
et ils restaient là, assis, à le garder.
Au-dessus de sa tête ils placèrent une inscription
indiquant le motif de sa condamnation : « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. »
Alors on crucifia avec lui deux bandits, l’un à droite et l’autre à gauche.
Les passants l’injuriaient en hochant la tête ;
ils disaient : « Toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours,
sauve-toi toi-même, si tu es Fils de Dieu, et descends de la croix ! »
De même, les grands prêtres se moquaient de lui
avec les scribes et les anciens, en disant :
« Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même !
Il est roi d’Israël : qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui !
Il a mis sa confiance en Dieu. Que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime !
Car il a dit : “Je suis Fils de Dieu.” »
Les bandits crucifiés avec lui l’insultaient de la même manière.
Passants, chefs des prêtres, scribes, anciens, bandits, juifs et romains, ou encore les disciples qui se sont enfuis, qui ont trahi ou renié, il est trop facile de les considérer seulement comme des gens haineux, sadiques, ou lâches. Ce qu’ils ont peut-être en commun, c’est leur fausse image de Dieu. Cet homme Jésus ne leur a rien fait de mal mais il dérange de manière radicale leur image de la toute-puissance de Dieu et surtout l’ordre religieux.
L’image d’abord d’un Dieu grand mage et manipulateur ou d’un architecte géant qui regarde de bien loin et de très haut nos chemins d’hommes et de femmes sur cette terre et qui décide de tout, de manière arbitraire, on ne sait pas trop ni comment, ni pourquoi : « C’est le destin, la fatalité, c’était écrit, dit-on », ce qui justifie que l’on se soumette, et que l’on reste inerte et passif et irresponsable face aux événements. Cette représentation n’a rien à voir avec la Révélation d’un Dieu Créateur qui nous veut libres, responsables face aux événements de notre vie et de celle des autres. La manière dont le Fils de Dieu conduit son existence humaine, assume son procès, vit sa passion et sa mort, nous montre ce qu’est la volonté du Père. C’est librement, par amour du Père qu’il affronte ses adversaires, qu’il résiste face à la haine et l’injustice, qu’il donne sa vie. Personne ne la lui enlève, c’est lui qui en fait don.
Mais une autre image, tout aussi répandue, habite aussi les esprits, c’est l’image de la Toute-Puissance de Dieu. On a du mal à comprendre son silence et sa passivité devant les événements du monde et les drames qui touchent les hommes, les drames des morts douloureuses ou brutales, un Dieu dont on se demande à quel jeu il joue avec eux. Comment se fait-il que lui, le tout puissant, n’intervienne pas pour sauver son Fils, pensent les passants, les scribes, les grands prêtres, les soldats et sans doute aussi les disciples enfuis ? Combien de réactions de ce type en nous et autour de nous ? Qui est-il ce Dieu qui n’intervient pas en faveur du juste et de l’innocent, qui garde le silence, nous laisse à nous-mêmes, à nos misères, à nos drames ! Il faut tout le retournement intérieur de la foi pour réaliser qu’il est avec son Fils crucifié. « Qui me voit a vu le Père » avait dit Jésus. Dieu n’est donc pas ce Père courroucé par les péchés des hommes dont la colère se calme enfin en voyant couler le sang de son Fils. Il est avec son Fils en croix. Dans la crucifixion et la mort de Jésus c’est une fausse image de lui qui meurt, et une image toute neuve qui surgit. Aux philosophes qui proclamaient : « Dieu est mort », a écrit le Père Moingt, les chrétiens auraient dû répliquer : « Il y a 20 siècles que nous le savons ! » Comme saint Polycarpe avant sa mort l’avait crié à foule de Rome, nous sommes athées de votre Dieu.
Sur la croix, comme au jour de la tentation au désert, Jésus refuse de mettre Dieu à l’épreuve en le suppliant de venir à son secours pour le défendre ou lui éviter de mourir. Il croit que le Père l’accompagne et le soutient dans son épreuve, ce qui ne l’empêche pas de crier sa détresse : Vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte : « Éli, Éli, lema sabactani ? », ce qui veut dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (28, 46)
Cette manière de mourir que le Christ assume est une merveilleuse victoire, celle de l’amour, alors que la manière dont les responsables religieux l’assassinent lui, le juste innocent, est pour eux la pire et la plus honteuse des défaites. Elle signe la mort de leur fausse image de la toute-puissance de Dieu. L’image qu’ils portent en eux d’un dieu potentat, haineux et exterminateur, Jésus la cloue sur la croix. La toute-puissance de Dieu est toute puissance d’aimer jusqu’à mourir pour ses ennemis et ses bourreaux. Il ne se pose pas en rival des pouvoirs religieux et politiques qui jouent leur survie en faisant mourir ceux qui ne pensent pas comme eux. Il choisit ainsi de se comporter à l’opposé des puissants de ce monde. Sa toute-puissance à lui n’est pas celle de la magie, du pouvoir dominateur, mais celle de la totale humilité, du service et de l’amour jusqu’à mourir pour les humains, qu’ils soient ses amis ou ses ennemis. (Mc 10, 42)
C’est ce que Paul proclame dans sa lettre aux Philippiens : une des premières hymnes chrétiennes sans doute.
Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu,
ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.
Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur,
devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect,
il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom,
afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers,
et que toute langue proclame :
« Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père.
Ph 2 6-11
Evangile selon saint Matthieu – Mt 26,14-75. 27,1-66