Le sel et la lumière, deux images qui suivent la proclamation des Béatitudes par Jésus. Brèves et denses, elles résument ce que sont l’identité chrétienne et la mission des disciples du Christ. Deux réalités essentielles de la vie, sacralisées dans beaucoup de religions. Deux rites symboliques de la célébration du baptême chrétien. Au 4e siècle, quand on ne baptisait pas les nouveau-nés, on les marquait du signe de la croix et on leur faisait goûter par avance le sel de la sagesse. On ne les baptisait que plus tard, à l’âge adulte. Le symbole de la lumière nous est bien plus familier. En saint Matthieu, Jésus prend l’image du sel avant celle de la lumière. On a présenté souvent la foi d’abord comme une adhésion à des vérités à croire et des vertus à cultiver, associées à des obligations. Jésus la présente d’abord comme une affaire de goût et un chemin de bonheur. On peut rassembler les paroles de Jésus qui parlent du sel, dans les évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc :
Vous êtes le sel de la terre.
Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ?
Il ne vaut plus rien : on le jette dehors et il est piétiné par les gens.
Dans l’Evangile, Jésus invite d’abord ses disciples à être le sel de la terre. Il s’inspire du psaume 33 : « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur ». Pour le psalmiste, le goût précède la vision, la dégustation précède la compréhension. Quand on demande aux chrétiens pourquoi ils croient, il serait donc juste de répondre d’abord parce que c’est bon, il serait nécessaire qu’ils montrent comment la foi assaisonne, rend goûteuse leur vie et lui apporte sagesse et délectation, comme il est écrit dans le livre du Lévitique (22,13) : « Tu mettras du sel sur toutes tes offrandes ; tu ne laisseras point ton offrande manquer de sel, signe de l’alliance de ton Dieu ; sur toutes tes offrandes tu mettras du sel ».
La découverte ou la redécouverte de la saveur de l’Evangile est donc à proposer à ceux et celles qui commencent ou recommencent à croire comme aux « vieux croyants ». Quand on lit la Bible, on découvre que c’est par passion de la connaissance de Dieu, par goût du bonheur de l’aimer et d’aimer les autres, que les croyants ont nourri leur foi depuis Abraham leur père. A l’opposé, quand on se rappelle certaines noirceurs de l’histoire de l’Eglise, et quand on écoute certaines personnes qui ont abandonné la foi, on se rend compte qu’ils en ont éprouvé ou en éprouvent encore comme du dégoût.
Quoi de plus mobilisateur et dynamique que le goût. Il met en mouvement et condense en effet tous les sens du corps et toutes les expressions du désir positif qui conduit l’homme à découvrir, à communiquer, à vivre et se réjouir. Le mot est d’ailleurs souvent employé. Il peut traduire un plaisir sensuel ou sensible, mais aussi un désir de dépassement et de don de soi. C’est bien par goût de l’aventure, de la liberté mais aussi du devoir bien fait, de la justice, de la fraternité, de la vie, que beaucoup d’hommes et de femmes offrent leur personne, donnent leur vie pour les autres. La tradition chrétienne, dans le prolongement de la tradition biblique, a toujours présenté la foi comme une attirance amoureuse, une délectation spirituelle. Peut-être cette tradition s’est-elle affadie et se présente-t-elle davantage pour beaucoup comme un ensemble de pratiques figées, ennuyeuses, obligatoires. Il nous faut valoriser l’importance « des sens » corporels dans les sacrements chrétiens, pour découvrir et entretenir « le sens » profond de la foi et de la vie chrétienne. Comme le recommande Paul aux Colossiens (4,6), dans nos échanges, dans nos homélies et nos catéchèses, « que notre parole soit toujours accompagnée de grâce, assaisonnée de sel, afin que nous sachions comment il faut répondre à chacun. »
Après la dégustation du sel de la sagesse, voici l’ouverture des yeux à la lumière de la bienveillance pour qu’elle brille dans notre regard.
Vous êtes la lumière du monde.
Une ville située sur une montagne ne peut être cachée.
Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ;
on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison.
De même, que votre lumière brille devant les hommes :
alors, voyant ce que vous faites de bien,
ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux.
Mt 5 13-16
Dans les Evangiles la lumière du soleil est associée à celle du Christ, qui s’est proclamé lui-même lumière pour le monde, que nous chantons à Pâques, que nous recevons du cierge pascal au jour de notre baptême. Le Christ est vainqueur de nos ténèbres et nous aspirons à vivre dans sa lumière. La lumière de la lune est souvent associée à celle de l’Eglise. Sa lumière est le reflet de celle du soleil : « la clarté du Christ resplendit sur son visage » (LG 1). Elle reçoit sa lumière de lui qui en est la source, et sa clarté se présente en clair-obscur. Elle n’a pas à éblouir, à en jeter plein la vue au monde, mais lui offrir un visage lumineux. Mais elle n’a pas non plus à rester sous le boisseau, à rester cachée, car c’est pour éclairer le monde qu’elle reçoit du Christ sa lumière. Dans la nuit, c’est grâce à la lune que l’on sait que le soleil existe. Les disciples du Christ sont lumière du monde, dans la mesure où ils sont les reflets de sa lumière, de sa personne. Notons bien que le sel et la lumière ont un point commun. Leur raison d’être est de s’effacer et d’exister pour valoriser autre chose qu’eux-mêmes.
Le sel, on ne le mange ni le savoure pour lui-même. Le sel n’est pas bon en lui-même mais il rend savoureux ce qu’il assaisonne. C’est-à-dire que chaque aliment, grâce à lui, dégage et exprime sa propre saveur. Il se perd, se dissout et se fait oublier, pour faire ressortir et valoriser des saveurs qui sans lui resteraient cachées.
La lumière est invisible, mais elle donne à voir, elle permet de voir le monde, de distinguer les vivants et les choses dans leur relief et leur spécificité. Éteignez la lumière et tout se confond dans la nuit. Sans elle la forme et la couleur des choses échappent à la perception. Sans elle, la beauté d’un regard et d’un sourire, d’une fleur ou d’un soleil couchant, ne sauraient avoir d’existence pour l’homme. La lumière n’attire pas le regard sur elle-même mais sur ce qu’elle éclaire et illumine, sur ce qu’elle fait sortir des ténèbres. Elle est extérieure et en même temps intérieure. On peut être aveugle et cependant voir en soi toute chose, toute personne avec les yeux de l’intelligence et du cœur. On peut aussi bien voir avec de bons yeux et manquer intérieurement d’intelligence et de cœur.
Pour la lumière comme pour le sel, ne conviennent ni le trop, ni le trop peu. Le trop de sel détruit le goût des aliments et transforme leur saveur particulière en amertume saumâtre, au point que tous peuvent se confondre. Le trop de lumière éblouit, écrase le relief et la couleur des choses. Il sature le regard et conduit à se protéger les yeux contre l’agression.
Le prophète Isaïe nous fait comprendre autrement encore le symbole de la lumière. Israël avait voulu éblouir les nations par sa soif de pouvoir et les poisons de la corruption, et s’est retrouvé en exil. Isaïe tire des leçons de cette épreuve. Quand les exilés reviennent, il leur dit : La vraie lumière, celle qui est un reflet de la lumière de Dieu, c’est dans les gestes quotidiens de partage, de justice, de pardon qu’il faut la chercher et la faire briller. Une lumière discrète qui illumine à la fois le cœur de celui qui donne, et les yeux de celui qui reçoit un témoignage de bonté, de dignité, d’amitié.
Ainsi parle le Seigneur :
partage ton pain avec celui qui a faim,
accueille chez toi les pauvres sans abri,
couvre celui que tu verras sans vêtement,
ne te dérobe pas à ton semblable.
Alors ta lumière jaillira comme l’aurore, et tes forces reviendront vite.
Devant toi marchera ta justice, et la gloire du Seigneur fermera la marche.
Alors, si tu appelles, le Seigneur répondra ;
si tu cries, il dira : « Me voici. »
Si tu fais disparaître de chez toi le joug, le geste accusateur, la parole malfaisante,
si tu donnes à celui qui a faim ce que toi, tu désires,
et si tu combles les désirs du malheureux,
ta lumière se lèvera dans les ténèbres et ton obscurité sera lumière de midi.
Is 58 7-10
N’ayons pas peur de « vivre au monde », n’ayons pas peur de nous y enfouir et de nous y fondre, de nous y dissoudre comme le sel, pour que s’y poursuivent les germinations de l’Esprit, pour que grandisse le goût de vivre et de fraterniser sur les chantiers des hommes où se meurt l’espérance. Ne restons pas éteints sous les boisseaux, terrés dans nos abris, confinés dans nos vases clos, rejoignons les places et les carrefours au plein vent des chantiers du monde. Ne restons pas bien rangés sur nos étagères, ne nous souciant frileusement que de nous-mêmes, rejoignons tous les repas des hommes, et retrouvons avec eux le goût du pain rompu. Et n’oublions pas que le sel ne doit pas perdre sa saveur, sinon il ne peut redevenir du sel, il n’est plus bon à rien. Il ressemble à l’humour et s’entretient comme lui, car s’il se perd, la vie et la foi n’ont plus de goût.
Saint Paul s’adresse aux Corinthiens pour leur parler de ce qui a orienté son annonce de l’Evangile : non pas le prestige ou la persuasion mais le service et l’humilité qui ont pu transparaître de son attitude, comme des grains de sel et des reflets de lumière.
Frères, quand je suis venu chez vous,
je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu
avec le prestige du langage ou de la sagesse.
Parmi vous, je n’ai rien voulu connaître d’autre
que Jésus Christ, ce Messie crucifié.
Et c’est dans la faiblesse, craintif et tout tremblant,
que je me suis présenté à vous.
Mon langage, ma proclamation de l’Évangile,
n’avaient rien d’un langage de sagesse qui veut convaincre ;
mais c’est l’Esprit et sa puissance qui se manifestaient,
pour que votre foi repose, non pas sur la sagesse des hommes,
mais sur la puissance de Dieu.
1 Co 2 1-5
Evangile selon saint Matthieu – Mt 5, 13-16