Ce dimanche nous faisons vraiment connaissance avec les premières paroles publiques de Jésus, avec le premier de ses cinq discours que saint Matthieu a rapportés dans son évangile et que l’on a appelé « Sermon sur la montagne » (Mt 5 1-12). Jésus nous est présenté comme le nouveau Moïse au haut d’un nouveau Sinaï. Avant de commenter la Loi de Moïse, il prononce une déclaration solennelle que l’on pourrait considérer comme sa propre charte, largement inspirée du Premier Testament mais proclamée d’une manière neuve. Il ne s’agit pas de commandements, d’interdits ou de règles morales mais de souhaits et de chemins de bonheur. De même que le texte de Matthieu qui présente le jugement du monde par le Christ en gloire dans le chapitre 25, le texte des Béatitudes a un caractère universel. Il s’adresse à tous les hommes de bonne volonté, aux humains de bienveillance.
Jésus ne dit pas : Il a été dit que… mais moi, je vous dis à vous que… Il parle avec autorité. Comme dans le Livre des psaumes, ses huit proclamations commencent par le mot « heureux » qu’il adresse à ses disciples et à la foule. C’est plus tard dans l’Evangile, quand il s’adressera aux scribes et aux pharisiens – tenants d’une religion puriste, méprisants pour les foules et les petits –, que Jésus commencera son discours et ses invectives par le mot « malheureux ».
Dans les Béatitudes qu’il proclame, Jésus se situe d’emblée à contre-courant de ce que l’on peut penser du bonheur. Celui-ci est associé le plus souvent à la réussite, à la richesse, à la beauté, au pouvoir, à la renommée, à la considération, à la force, à la santé. Jésus bouleverse et inverse de manière inattendue cette manière de voir. Les huit béatitudes concernent des personnes qui vivent non pas la possession mais le manque, non pas la force et le pouvoir mais la douceur et la miséricorde, non pas le prestige et la célébrité mais la modestie et l’humilité. On peut classer les huit béatitudes en deux catégories.
Les quatre premières concernent l’attitude spirituelle de tout l’être intérieur de chacun face à Dieu, face à lui-même, face à la vie, face aux autres.
« Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux. »
Heureux les pauvres par l’Esprit, les humbles, opposés aux orgueilleux qui ont tout, savent tout, s’accordent tous les droits. Les pauvres qui attendent leur justice de Dieu et placent en lui leur confiance. On peut les appeler aussi « les justes ». Ils sont nombreux. Leur vie n’est que blessure et misère de par le monde, victimes de guerres, d’injustices, de famines, de maladies… Loin de nous, mais aussi cachés dans nos villes, nos quartiers, nos villages, inquiets pour leur avenir…
« Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés » !
La deuxième béatitude évoque les endeuillés, les blessés de la vie qui n’ont de pain que leurs larmes, et qui crient vers Dieu depuis la profondeur de leur détresse. Ils pleurent d’avoir perdu leurs amis, leur amour. Ils sont en attente de bras ouverts pour les consoler, les écouter, les réconforter et rendre plus légère la traversée de leur épreuve. A eux s’adresse la promesse de consolation annoncée par les prophètes. Jésus est le Messie consolateur des affligés, et lui-même connaîtra les larmes et la détresse en son épreuve, confiant toujours en la promesse du Père.
« Heureux les doux, ils obtiendront la terre promise ! »
Pauvreté et douceur vont de pair. Les doux, les non-violents refusent de s’imposer, de se venger, de choisir la force et la guerre pour exercer leur pouvoir et s’enrichir. La douceur est aussi tolérance, sérénité et non-violence face à ceux qui sont différents, pensent autrement, croient autrement ; elle est la condition de la paix dans la terre promise. Relisons ce qu’écrivait un chrétien du 2e siècle.
C’est lui, le Christ, l’auteur de l’univers, que Dieu a envoyé aux hommes ; non certes, comme une intelligence humaine pourrait l’imaginer pour la tyrannie, la terreur et l’épouvante ; nullement, mais en toute bonté et douceur, comme un roi envoie le roi son fils, il l’a envoyé comme le Dieu qu’il était, il l’a envoyé comme il convenait qu’il le fût pour les hommes : pour les sauver par la persuasion, non par la violence ; il n’y a pas de violence en Dieu. Il l’a envoyé pour nous appeler à lui, non pour nous accuser, il l’a envoyé parce qu’il nous aimait, non pour nous juger.
Epitre à Diognète, anonyme 2e s
« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés. »
Cette quatrième béatitude parle d’une attitude spirituelle fondamentale. Heureux non pas les rassasiés, les repus de leur richesse, mais ceux qui ont faim et soif de la justice de Dieu, qui aspirent au triomphe des droits de Dieu, de la justice de Dieu en eux-mêmes et dans le monde. Une justice qui fait droit au pardon, qui défend les malheureux et prend soin des faibles et des pauvres.
La justice de Dieu n’est pas une affaire de procès, de tribunaux, de pénitences ou de prisons. Elle est une affaire de cœur, de faim et de soif ! Sont justes ceux qui aspirent à l’être, qui aiment le partage et l’équité, qui ne se laissent pas étouffer dans la recherche toujours prioritaire de leurs intérêts, mais se préoccupent d’abord de ceux des autres.
Viennent ensuite les quatre autres béatitudes, propres à saint Matthieu. Elles s’orientent davantage vers un comportement, un agir, un engagement, et sont plus résolument orientées vers une éthique et des valeurs.
« Heureux les miséricordieux : ils obtiendront miséricorde. »
Les miséricordieux pratiquent la compassion active, le pardon, et sont capables de pitié. Ils ont du cœur et s’émeuvent devant la détresse des autres. Mais de plus ils pratiquent les œuvres de miséricorde, telles que Matthieu va les énumérer à la fin de l’Evangile au chapitre 25 : Ils nourrissent les affamés, abreuvent les assoiffés, accueillent les étrangers, habillent ceux qui sont nus, visitent les malades, et les prisonniers.
Joie des miséricordieux, ceux qui pleurent avec ceux qui pleurent, et se réjouissent avec ceux qui sont dans la joie… Ceux qui entendent la détresse des autres, qui donnent de leur temps pour les écouter. La compassion peut aussi éveiller aussi la compassion pour les autres, et le monde pourrait ainsi se réchauffer un peu…
« Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu. »
Jésus fait de la pureté une affaire de cœur et non d’abord de pratiques de purification corporelle, alimentaire, liturgique… Une affaire de regard aussi. Sont purs ceux dont le regard n’est pas tordu mais droit et bienveillant, qui résistent aux tentations du mensonge et de la malveillance, qui ne cherchent pas d’abord les défauts des autres, mais s’émerveillent devant ce qu’ils ont en eux de meilleur, qui préfèrent encourager plutôt que juger et condamner. Sont purs ceux dont la source de l’action est claire et non pas boueuse. Ils regardent tout avec les yeux et le cœur de l’enfance. Leur regard est celui de l’innocence de Dieu, c’est-à-dire l’absence totale de la volonté de nuire.
« Heureux les artisans de paix : ils seront appelés fils de Dieu ! »
Les bâtisseurs de paix travaillent à réconcilier les personnes et les peuples qui se déchirent et se font la guerre. Ils détestent semer la zizanie et jeter de l’huile sur le feu des discordes. Ils seront appelés fils de Dieu, dit Jésus. Dans la Bible, les artisans de paix ressemblent à Dieu qui est l’auteur lui-même de la paix : ils sont dignes d’être appelés « fils de Dieu ». La conclusion dans le texte est la plus forte de celles de toutes les béatitudes. Les artisans de paix sont toujours au travail. L’art qu’ils préfèrent est celui de la réconciliation entre personnes qui se déchirent et se font la guerre. Ils aiment raccommoder et recoudre les déchirures plutôt que semer la zizanie et jeter de l’huile sur le feu des discordes. En ces temps difficiles que nous vivons, cette béatitude résonne très fort.
« Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice :
le Royaume des cieux est à eux. »
Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute
et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi.
Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse,
car votre récompense est grande dans les cieux !
C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.
Mt 5 1-2
La huitième béatitude est une conclusion générale des dispositions intérieures des quatre premières, puis du comportement empreint de justice, de pardon, de loyauté, de souci de paix esquissé par les quatre dernières. Justice et persécution vont de pair dans l’Evangile, comme dans le livre des psaumes. Orienter sa vie sous le signe des béatitudes c’est en effet vivre à contre-courant. Les justes selon Dieu sont des gens qui gênent parce qu’ils résistent au mal sous toutes ses formes. Ils se laissent déranger pour servir les autres, quitte à perdre leur tranquillité, leur sécurité. Ce sont aussi des gens qui dérangent parce qu’ils veulent servir avant tout la vérité, la liberté, parce qu’ils dénoncent les injustices, au risque de leur vie. Voilà pourquoi ils inquiètent parce qu’ils s’inquiètent des autres. C’est ainsi que Jésus, le saint et juste par excellence, a été rejeté et crucifié. Cependant, harcelé par ses adversaires, persécuté et méprisé, il n’a jamais cessé de mettre en Dieu qu’il appelait son Père, sa confiance et sa joie. Sa proclamation des béatitudes était tout autant un portrait du bonheur de Dieu, que le chemin du bonheur humain.
En écho à l’évangile des béatitudes, la Liturgie de ce dimanche nous propose deux autres textes. Celui du prophète Sophonie d’abord :
Cherchez le Seigneur, vous tous, les humbles du pays,
qui accomplissez sa loi. Cherchez la justice, cherchez l’humilité :
peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère du Seigneur.
Je laisserai chez toi un peuple pauvre et petit ;
il prendra pour abri le nom du Seigneur.
Ce reste d’Israël ne commettra plus d’injustice ;
ils ne diront plus de mensonge ; dans leur bouche, plus de langage trompeur.
Mais ils pourront paître et se reposer, nul ne viendra les effrayer.
So 2, 3 ; 3, 12-13
Celui de saint Paul aux Corinthiens ensuite qui les appelle à rechercher les chemins de la pauvreté et de l’humilité pour servir l’Evangile.
Frères, vous qui avez été appelés par Dieu, regardez bien :
parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes,
ni de gens puissants ou de haute naissance.
Au contraire, ce qu’il y a de fou dans le monde,
voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion les sages ;
ce qu’il y a de faible dans le monde,
voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion ce qui est fort ;
ce qui est d’origine modeste, méprisé dans le monde, ce qui n’est rien,
voilà ce que Dieu a choisi pour détruire ce qui est quelque chose,
afin que personne ne puisse s’enorgueillir devant Dieu.
1 Co 1, 26-31
Ces deux textes peuvent servir de conclusion à la proclamation des béatitudes. Ce sont deux appels à l’humilité et à l’espérance dans l’histoire. Celle d’Israël a été chaotique : des temps d’esclavage et des temps de liberté, des temps de famine et des temps de prospérité, des temps d’infidélité à Dieu et des temps de réconciliation. A chaque étape ce sont des petits « restes », des petits nombres, des petites gens qui ont sauvé la foi en Israël et la fidélité à l’Alliance. Il en va de même dans l’Evangile de saint Luc : l’histoire de Jésus a commencé au sein d’un petit reste, dans deux petites familles, à l’insu du peuple et de ses dirigeants, grâce à la foi de deux femmes modestes. Aux commencements de son histoire et tout au long de son déroulement, l’Eglise aussi s’est constituée de petites communautés dans un vaste monde dont les valeurs étaient bien éloignées des Béatitudes. Pour s’implanter ou revivre après des persécutions, des crises de toutes sortes. Il en va de même aujourd’hui en ces temps difficiles qu’elle traverse. Pour ses membres, les textes de la Parole de Dieu de ce dimanche sont porteurs d’un grand réconfort.
Evangile selon saint Matthieu – Mt5, 1-12a