L’année liturgique touche à sa fin. C’est le moment que choisit l’Eglise pour relire les textes de l’Evangile qui évoquent la fin du monde, ou plutôt la fin de mondes qui cèdent la place à de nouveaux. Jésus nous propose une manière de lire les signes des temps, particulièrement aux moments où l’histoire connaît de grandes crises. Quand saint Luc écrit son évangile, la prise de Jérusalem a très probablement déjà eu lieu. Les chrétiens sont en train d’en vivre toutes les conséquences et ils sont témoins de bouleversements considérables. Ils se rappellent les paroles du Christ les invitant à dépasser leur peur et à garder courage. Il leur annonce la destruction imminente du temple de Jérusalem.
Certains disciples de Jésus parlaient du Temple,
admirant la beauté des pierres et les dons des fidèles.
Jésus leur dit : « Ce que vous contemplez, des jours viendront
où il n’en restera pas pierre sur pierre : tout sera détruit. »
Jérusalem et son temple étaient pour les juifs – et aussi pour les chrétiens issus du judaïsme – une construction symbolique sur laquelle reposait la vision religieuse d’Israël : le Dieu de l’alliance présent au milieu de son peuple. Cette construction s’effondre en l’an 70. Les disciples de Jésus se souviennent sans doute de ses propos face à ce qu’était devenu ce temple de Jérusalem. Ils se souviennent aussi de sa violence devant le constat du contexte dans lequel s’y déroulait le culte rendu au Dieu de l’Alliance : un contexte de trafic, de commerce d’animaux et des flots de leur sang pour des offrandes de sacrifices. Ils ont en mémoire le comportement des personnages religieux, grands prêtres, prêtres, lévites et scribes. Ils avaient fait de ce temple la justification symbolique de leur pouvoir dominateur et arrogant, plus que le symbole de la demeure du Dieu de l’Alliance, unique berger d’Israël. Jésus n’a pas été le seul prophète à dénoncer avec violence ces dérives. Amos, Jérémie l’avaient fait avant lui et Malachie dont nous lisons la prophétie dans la première lecture de ce dimanche :
Voici que vient le jour du Seigneur, brûlant comme une fournaise.
Tous les arrogants, tous ceux qui commettent l’impiété, seront de la paille.
Le jour qui vient les consumera, déclare le Seigneur de l’univers,
il ne leur laissera ni racine ni branche.
Mais pour vous qui craignez mon Nom, le Soleil de justice se lèvera :
il apportera la guérison dans son rayonnement.
Jésus met en garde les disciples contre le danger que représente le fait de trop s’attacher au goût de la beauté des pierres, à l’admiration de la splendeur des monuments, qui peuvent faire oublier, voire trahir le sens de leur raison d’être. Ces monuments faits de mains d’hommes, ont vocation à signifier la beauté et la splendeur de l’œuvre du Dieu de bonté et de miséricorde, et non à devenir le siège arrogant d’un pouvoir religieux qui s’en sert pour célébrer son propre apparat. La générosité des fidèles pour l’entretenir est admirable, mais elle doit d’abord s’orienter vers le partage et non alimenter des désirs d’auto-glorification. Jésus annonce que ce Temple va être détruit : il n’en restera pas pierre sur pierre. Un nouveau modèle de construction va lui succéder, c’est celui dont il sera la pierre angulaire, le fondement. Ce sera un temple spirituel, le temple de son corps, dira-t-il en saint Jean, le temple de son corps ecclésial, constitué de pierres vivantes, inaugurant une maison commune où les dons des uns et des autres fidèles contribueront à établir un vivre ensemble juste et fraternel. Les personnes qui se rassembleront dans les temples de ces communautés sont bien plus que les pierres de leur construction, la demeure de Dieu. Il faudra attendre le 4e siècle pour que les chrétiens se construisent des édifices pour leur culte.
Saint Paul, sans doute, comme tout juif fidèle attaché au Temple de Jérusalem s’est présenté comme un pionnier, voyageur et bâtisseur persévérant pour édifier des communautés dont la vocation sera d’être les nouvelles demeures de Dieu parmi tous les peuples de la terre. Avec lui et tous les apôtres s’opère une décentralisation radicale du modèle religieux. Ce qu’il écrit aux Thessaloniciens dans la 2e lecture de ce dimanche, présente de manière concrète ce qu’est ce temple nouveau, en total contraste par rapport à ce qu’est devenu celui de Jérusalem, dont Jésus annonce la destruction. Lui-même, apôtre et chef religieux y vit et travaille de ses mains comme tous les membres de la communauté qu’il a fondée, et se présente comme un modèle nouveau pour toutes les pierres vivantes d’une fraternité en Jésus Christ.
Frères, vous savez bien, vous, ce qu’il faut faire pour nous imiter.
Nous n’avons pas vécu parmi vous dans l’oisiveté ;
et le pain que nous avons mangé,
nous n’avons demandé à personne de nous en faire cadeau.
Au contraire, dans la fatigue et la peine, nuit et jour,
nous avons travaillé pour n’être à la charge d’aucun d’entre vous.
Bien sûr, nous en aurions le droit ;
mais nous avons voulu être pour vous un modèle à imiter.
Et quand nous étions chez vous, nous vous donnions cette consigne :
si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus.
Or, nous apprenons que certains parmi vous vivent dans l’oisiveté, affairés sans rien faire.
À ceux-là, nous adressons dans le Seigneur Jésus Christ cet ordre et cet appel :
qu’ils travaillent dans le calme pour manger le pain qu’ils auront gagné.
Quand on relit l’histoire de l’Église, on se rend compte que les évolutions des mentalités, des cultures l’ont amenée, elle aussi, à connaître bien des bouleversements. Elle a vu et voit encore aujourd’hui s’effondrer des temples qu’elle avait construits, des villes saintes qu’elle avait entourées de remparts, des structures et des manières de penser qu’elle avait estimées immuables, voire éternelles. Il lui est arrivé de signifier sa présence dans le monde à travers des monuments, voire des forteresses qui pourraient défier les siècles et résister à tous les changements. Il est bon d’en admirer la splendeur, car ils sont porteurs de mémoire pour elle et toute l’humanité. Mais l’Eglise vit aujourd’hui des temps de déconstruction de son paysage. Comme il le faisait pour ses disciples face au Temple de Jérusalem, son fondateur l’appelle à se reconstruire en s’inspirant des premiers modèles de son histoire, à ne pas se laisser égarer par des nostalgies stériles, ou sombrer dans des visions catastrophistes des temps nouveaux. Il annonce à ses disciples d’aujourd’hui que le modèle du vivre ensemble qu’ils ont à inaugurer rencontrera bien des résistances, des hostilités, des persécutions.
Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et l’on vous persécutera ;
on vous livrera aux synagogues, on vous jettera en prison,
on vous fera comparaître devant des rois et des gouverneurs, à cause de mon Nom.
Ce sera pour vous l’occasion de rendre témoignage.
Mettez-vous dans la tête que vous n’avez pas à vous soucier de votre défense.
Moi-même, je vous inspirerai un langage et une sagesse
à laquelle tous vos adversaires ne pourront opposer ni résistance ni contradiction.
Vous serez livrés même par vos parents, vos frères, votre famille et vos amis,
et ils feront mettre à mort certains d’entre vous.
Vous serez détestés de tous, à cause de mon Nom.
Mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu.
C’est par votre persévérance que vous obtiendrez la vie. »
Ce que promet Jésus à son Eglise n’est pas de tout repos. Si elle se montre fidèle à son fondateur, son destin ne sera pas de s’installer dans des modèles triomphalistes d’existence, de régner, de rêver d’un messianisme terrestre mais d’être servante et pauvre dans le monde. Sa fidélité à son fondateur sera d’autant plus grande qu’elle suivra les pas du Messie qu’il a été, quand elle affrontera comme lui persécution, trahison, prison, détestation, extermination dans les domaines de la vie politique, sociale, religieuse, familiale. Et cela pour que se lève sur le monde du temps qu’elle traverse le soleil de la justice de Dieu. « L’homme, bien souvent a adoré la pierre et le bois, les prenant pour des dieux. Le Seigneur veut le persuader désormais de s’élever et de toiser toutes ces idoles, tenant la pierre pour de la pierre et le bois pour du bois, adorant le Créateur de l’univers, et mettant la foi en Lui bien au-dessus de toutes les choses de cette vie. » (Jean Chrysostome)
Évangile : selon saint Luc – Lc 21,5-19