Le langage des textes de ce dimanche qui concernent la fin du monde est très décalé par rapport au nôtre aujourd’hui. A l’époque où ils ont été écrits, on ne se représentait pas comme aujourd’hui ce que sont l’univers, la terre ou l’histoire humaine. Les développements de la science ont tellement changé les représentations ! Bien des sujets essentiels abordés dans l’Évangile restent cependant les mêmes qu’hier, car ils concernent les hommes de tous les temps, face à la finitude du monde et de l’humanité, de leur vie et de leur mort, et aussi face à des cataclysmes tels que celui que nous sommes encore en train de vivre. Tout cela peut conduire à des sentiments d’absurdité, de peur, voire de terreur et donner lieu à toutes sortes d’interrogations et de manipulations.
Les textes de la Bible en parlent à leur manière, en empruntant souvent un genre littéraire que l’on appelle apocalyptique. Il lève le voile sur ce que sera le passage de ce monde à un monde nouveau, accompagné de bouleversements et de catastrophes. On associe d’ailleurs le mot « apocalypse » à cette dimension négative alors qu’il signifie de manière positive une révélation et un dévoilement, prononcés par des prophètes visionnaires, tel que Daniel ou l’auteur du livre de l’Apocalypse. Ils annoncent et décrivent le jugement de Dieu à la fin des temps.
Moi, Daniel, j’ai entendu cette parole de la part du Seigneur :
En ce temps-là se lèvera Michel, le chef des anges,
celui qui se tient auprès des fils de ton peuple.
Car ce sera un temps de détresse comme il n’y en a jamais eu
depuis que les nations existent, jusqu’à ce temps-ci.
Mais en ce temps-ci, ton peuple sera délivré,
tous ceux qui se trouveront inscrits dans le Livre.
Beaucoup de gens qui dormaient dans la poussière de la terre s’éveilleront,
les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte et la déchéance éternelles.
Ceux qui ont l’intelligence resplendiront comme la splendeur du firmament,
et ceux qui sont des maîtres de justice pour la multitude brilleront
comme les étoiles pour toujours et à jamais. (Dn 12, 1-3)
La date à laquelle a été écrit ce texte précède de peu celles du Nouveau Testament où Jésus lui aussi parlera des fins du monde, des temps eschatologiques. En saint Marc il n’insiste guère sur la terreur et la détresse produites par des cataclysmes et il offre une image plutôt positive de la fin du monde, mettant en valeur comme Daniel le salut de Dieu, l’éveil des morts – qu’on appellera plus tard « résurrection » – pour une vie éternelle et la glorification des justes et des sages. Dans les évangiles, les récits de Jésus concernant la fin du monde sont en harmonie avec celui de Daniel. En ce dimanche qui se présente aussi comme l’avant-dernier de la liturgique, Jésus prend pour évoquer la fin des temps le langage imagé de la parabole, celui qui dévoile mais respecte toujours une part de mystère et d’inconnu.
Il nous dit que notre monde est et restera inachevé jusqu’à la fin de l’histoire humaine. Cela est vrai aussi pour chacun de nous : en effet, tant que nous sommes vivants, nous sommes en cours de réalisation de nous-mêmes. Comme le monde, nous sommes nés inachevés, nous vivons inachevés et nous mourrons inachevés, en attente d’un accomplissement et d’une révélation. Le Christ Jésus parlait à ses disciples de sa venue, nous dit l’Évangile de Marc. Il ne s’agit donc pas seulement d’une fin, mais d’une venue, d’un commencement, d’un passage.
En ces jours-là, après une pareille détresse,
le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa clarté ;
les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées.
Alors on verra le Fils de l’homme venir dans les nuées
avec grande puissance et avec gloire.
Il enverra les anges pour rassembler les élus des quatre coins du monde,
depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel.
Laissez-vous instruire par la comparaison du figuier :
dès que ses branches deviennent tendres et que sortent les feuilles,
vous savez que l’été est proche.
De même, vous aussi, lorsque vous verrez arriver cela,
sachez que le Fils de l’homme est proche, à votre porte.
Amen, je vous le dis : cette génération ne passera pas
avant que tout cela n’arrive.
Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît,
pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père.
(Mc 13, 24-32)
Ce texte est une proclamation de la venue triomphale du Fils de l’homme pour le salut universel à la fin des temps. Nous attendons la venue en gloire du Christ, non pas son retour dans notre histoire terrestre, mais sa venue comme libérateur décisif de l’humanité à une fin heureuse de son histoire. Il y a plusieurs affirmations dans ces paroles de Jésus. La première révèle que le temps qu’il vit lui-même au milieu de ses contemporains, parmi les gens de sa génération est déjà le temps du Royaume. Car ses paroles sont esprit et vie, paroles de vie éternelle déjà là en toutes générations humaines. La deuxième invite à la discrétion : quant au jour et à l’heure de la venue du Christ en gloire, de la fin des temps, il vaut mieux en respecter le secret et le caractère inconnu. La certitude de la proximité de la fin de l’histoire n’empêche pas l’ignorance totale en ce qui concerne son moment précis. Contrairement à Luc et Matthieu, Marc a maintenu la phrase : « Le Fils de l’homme lui-même ne les connaît pas ». Cette ignorance du « Fils » a parfois embarrassé les théologiens pour qui Jésus « savait tout » par avance. Elle souligne avec force l’humanité de Jésus. Pour Marc, elle est une raison supplémentaire de mettre un terme aux vaines supputations, aux curiosités malsaines de pseudo-prophètes sur « les dates de la fin du monde ».
Ce texte suggère aussi une réflexion sur la fin de l’histoire personnelle de chacun. Notre première naissance a été la fin du séjour dans un monde, celui du sein maternel. Un bouleversement accompagné de cris et de peur. Nous avons dû recevoir les soins de nos parents, tout apprendre d’eux. Mais chaque jour qui passe précède aussi un autre jour qui sera comme une renaissance, une aventure, avec des imprévus, des choix à faire, de risques à prendre, des choses et des personnes à découvrir. Chacun de nos jours est le premier et chaque heure qui passe est un commencement. Et la dernière naissance sera celle de notre mort qui s’accompagnera encore de détresse et de peur, face au caractère inconnu qu’elle représente. La tradition chrétienne appelait le jour de la mort du baptisé, le jour de sa naissance en Dieu (dies natalis). La mort signe la fin de la vie terrestre, et se présente comme l’accomplissement du baptême. Le baptisé, fils de Dieu, est accueilli par son Père du ciel dans le Royaume qu’il lui a préparé depuis toute éternité. Il lui montre son visage et lève le voile qui faisait de lui un Dieu caché, invisible. Jésus prend des images familières diversement colorées pour annoncer sa venue et le monde nouveau qu’il ouvre à l’humanité.
La fin du monde ressemblera à la venue d’un printemps, avec l’éclosion des bourgeons et l’épanouissement des fleurs, puis de la saison des fruits et des moissons. Comme la caresse d’une brise d’été qui succède aux tempêtes, comme la chaleur qui succède aux froidures. La petite parabole du figuier est parlante : c’est un arbre dont les fruits sont tardifs. Mais l’apparition des bourgeons et des feuilles est le signe indubitable que l’été est proche. L’été, c’est la chaleur et la saison des fruits tant attendus.
Jésus nous invite à la confiance et à l’espérance. De même que Dieu est à l’origine du monde et de la vie, c’est de lui que viendra l’accomplissement de l’histoire, c’est de lui que viendra le bonheur qui nous attend. Un bonheur qui germe déjà dans notre vie, un bonheur qu’il nous revient déjà de construire et de goûter, mais un bonheur annonciateur de celui que Dieu nous prépare dans son Royaume. En Jésus notre frère nous sommes déjà inscrits dans la vie éternelle qui nous est venue de lui. Notre accomplissement et notre résurrection viendront aussi de lui. Car il est au commencement et au terme de toute chose. Le passage de la mort à la vie qui a été le sien nous donne la clé pour comprendre ce que sera le nôtre, car il mènera à sa perfection la sainteté que nous avons reçue de lui, comme l’écrit l’auteur de l’épître aux Hébreux qui poursuit sa réflexion depuis quelques dimanches.
Tout prêtre, chaque jour, se tenait debout
dans le Lieu saint pour le service liturgique,
et il offrait à maintes reprises les mêmes sacrifices,
qui ne peuvent jamais enlever les péchés.
Jésus Christ, au contraire,
après avoir offert pour les péchés un unique sacrifice,
s’est assis pour toujours à la droite de Dieu.
Il attend désormais que ses ennemis soient mis sous ses pieds.
Par son unique offrande,
il a mené pour toujours à leur perfection ceux qu’il sanctifie.
Or, quand le pardon est accordé, on n’offre plus le sacrifice pour le péché.
(Hé 10 11-14, 18)
Evangile selon saint Marc – Mc 13, 24-32