« Le christianisme est une religion compliquée » dit-on parfois. Cela n’est pas tout à fait faux : il s’est encombré de bien des controverses dogmatiques, des prescriptions diverses héritées des moments de son histoire ! Il s’est alourdi d’un abondant vocabulaire abstrait qui peut faire écran à l’œuvre d’évangélisation et de catéchèse entreprise par l’Église dans le monde de ce temps. Le Concile a ouvert des chemins nouveaux en donnant priorité à la Parole de Dieu source de la foi. Mais il reste beaucoup à faire encore pour entendre Dieu s’adresser aux hommes dans les diverses cultures avec un langage compréhensible, comme au jour de Pentecôte (Ac 2 11). Le judaïsme au temps de Jésus était encombré lui aussi de multiples commandements et prescriptions. Pour être un bon croyant, il fallait être très méticuleux, et aussi avoir bonne mémoire ! C’est dans ce contexte qu’un scribe, un spécialiste de la Loi, s’avance vers Jésus et lui pose une question.
Un scribe s’avança pour demander à Jésus :
« Quel est le premier de tous les commandements ? »
Jésus lui fit cette réponse : « Voici le premier :
Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur.
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,
de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force.
Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. »
Jésus répond au scribe par une double citation. Il emploie les premiers mots de la prière qui, chez les juifs, est l’équivalent du Credo de l’Église, et qui s’appelle le « Schema Israël » (Dt 6 2-9, Dt 11 13-21, Nb 15 37-41). Nous le lisons ce dimanche, dans la première lecture tirée du Deutéronome.
Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique.
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,
de toute ton âme et de toute ta force.
Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur.
Tu les rediras à tes fils, tu les répéteras sans cesse,
à la maison ou en voyage, que tu sois couché ou que tu sois levé ;
tu les attacheras à ton poignet comme un signe,
elles seront un bandeau sur ton front,
tu les inscriras à l’entrée de ta maison et aux portes de ta ville.
Dt 6 2-6
Mais Jésus ajoute dans sa réponse une deuxième citation, extraite d’un autre Livre du premier Testament, le Lévitique (19, v 18) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il associe ainsi l’amour de Dieu, du prochain et de soi-même, comme ne faisant qu’un seul commandement. Sa formulation renforce cette unité entre les trois commandements et il ajoute : « Il n’y a pas de commandement (au singulier) plus grand que ceux-là » (au pluriel). Ainsi, être disciple de Jésus, ce n’est pas si compliqué à comprendre, même si cela est exigeant. Chaque expression de ce texte mérite réflexion.
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », un commandement qui se fonde sur une relation. C’est plus dynamisant et stimulant de réciter un texte qui commence par “tu aimeras”, que de formuler des séries d’interdits et même des vérités à croire. Dieu tutoie le croyant, car il est son ami, son maître et son Seigneur, dans le cadre de l’amour réciproque fondé sur l’Alliance. Il lui demande de garder cette recommandation dans son cœur. Dans son écrit sur la Parole de Dieu, le Concile renoue avec cette présentation : « Dans les Saints Livres, en effet, le Père qui est aux cieux vient avec tendresse au-devant de ses fils et entre en conversation avec eux ; or, la force et la puissance que recèle la Parole de Dieu sont si grandes qu’elles constituent, pour l’Église, son point d’appui et sa vigueur et, pour les enfants de l’Église, la solidité de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle. » (Dei Verbum 21)
Le verbe aimer est formulé à l’indicatif et non à l’impératif. Aimer Dieu et aimer autrui n’est donc pas une obligation mais un souhait et une invitation, liés à un désir profond plus qu’à une règle imposée. « De tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force » insiste le texte. Dieu ne donne pas des ordres au croyant de l’extérieur de lui-même. Il l’invite à puiser à l’intérieur de sa conscience personnelle où s’inscrit en lui l’image divine de son créateur, pour vivre libre en faisant don de sa personne et pour ne pas devenir esclave de pulsions violentes ou possessives, de domination haineuse ou d’oppressions injustes. S’il respecte des interdits et des limites c’est pour suivre un chemin de liberté, de vie et d’amour vrai par rapport à Dieu, à son prochain et à lui-même.
Le verbe est conjugué au futur : « Tu aimeras ». Il exprime un projet de vie, jamais totalement réalisé, sous le signe d’une attirance d’amour toujours en avant. On s’épouse parce qu’on est amoureux – du moins en principe –, mais aussi pour s’aimer, pour vivre ensemble un amour toujours plus profond, plus vrai, même s’il ne sera pas forcément tout à fait le même qu’au temps de la lune de miel. Si l’on s’installe dans l’amour ou dans la foi, comme s’ils étaient achevés dès le départ, et ne sont pas toujours en train de se construire, ils sont déjà en grand danger.
C’est « le premier des commandements » qui donne sens à tous les autres. Il est formulé de façon positive. « Tu aimeras », alors que d’autres commandements qui suivent sont des interdits, des appels à s’empêcher d’agir : « Tu ne tueras pas, ne voleras pas… ». Interdits que l’on reçoit d’une tradition mais que l’on s’approprie aussi de l’intérieur. Ainsi c’est parce qu’on aime qu’on peut et qu’on doit s’interdire des choses, par amour et respect d’autrui et non par obéissance servile et aveugle à un tyran, ou à des prescriptions légalistes. Éduquer un enfant c’est l’aimer, mais aussi lui apprendre à s’empêcher lui-même d’obéir à ses pulsions. A mettre un frein à sa langue (ps 14 3), à ne pas lever son bras pour frapper, pour apaiser en son cœur ses colères et sa haine, à consentir à la soif et à la faim. Il ne s’agit pas de lui présenter seulement un catalogue de défenses ou d’obligations légalistes, mais parce qu’on l’aime, lui apprendre à se gouverner lui-même pour être heureux. Lui donner à croire qu’il n’a rien à s’interdire et qu’il peut agir sans contrainte est très dangereux. Tout cela ne concerne pas seulement l’âge de l’enfance, mais tous les âges de la vie.
« Tu aimeras ton prochain », c’est-à-dire celui qui est près de toi et pas seulement celui qui est là-bas, au loin. Ton prochain, c’est aussi celui de qui tu dois te rapprocher, comme le samaritain qui s’était rendu proche du blessé sur la route. Pas de foi sans empathie, sans compassion, et sans volonté de rejoindre l’autre sur son chemin. L’indifférence ou le mépris vis-à-vis d’autrui pourraient être ainsi considérés comme les marques d’un certain « athéisme » ou d’un culte à un « maître suprême ». Et non comme un rapport au Dieu-Père de Jésus qui s’est rendu proche des hommes. L’aimer c’est agir comme lui et l’aimer en aimant la personne du prochain. « Tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu », disaient nos « pères » dans la foi.
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». On peut entendre cette phrase dans deux sens. D’abord : fais aux autres ce que tu aimerais qu’on te fasse. Ne les traite pas comme tu n’aimerais pas être traité. Mais on peut la comprendre autrement aussi : c’est en aimant les autres que tu apprendras à t’aimer toi-même. Si tu n’aimes pas les autres, tu ne peux bien t’aimer toi-même. C’est souvent l’orgueil auto-suffisant qui empêche de s’accepter tel qu’on est. On veut paraître plus que ce que l’on est, on joue des coudes, des poings, de l’argent, de la beauté physique, de la sacralité et du savoir, des postes de pouvoir. Pour cultiver les fausses images de soi dont on rêve.
Ou bien on se déprécie et l’on adopte la posture de la fausse humilité. L’amour du prochain est à la fois la bonne manière d’aimer Dieu et la meilleure école pour apprendre à s’aimer soi-même. II consiste à cultiver la bienveillance. L’accueil des autres, le pardon, le bonheur à semer autour de soi, et non pas ses propres rêves de perfection. C’est alors, tout doucement que peuvent naître au fond la bienveillance et l’amitié à l’égard de soi-même. Le texte s’achève sur la réaction du scribe aux paroles de Jésus.
Le scribe reprit : « Fort bien, Maître, tu as dit vrai :
Dieu est l’Unique et il n’y en a pas d’autre que lui.
L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force,
et aimer son prochain comme soi-même,
vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices. »
Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque judicieuse, lui dit :
« Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. »
Et personne n’osait plus l’interroger.
Mc 12, 28-34
Le scribe approuve la réponse de Jésus et fait remarquer que l’amour de Dieu et du prochain est le meilleur sacrifice que l’on puisse offrir à Dieu. Jésus lui fait alors une belle déclaration. « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu ». Ainsi on ne peut être proche de Dieu, que dans la mesure où l’on se rend proche des autres. Permettre à des personnes de découvrir qu’elles sont proches du Royaume, alors qu’elles n’en ont ni conscience ni connaissance, leur dire dans le cadre d’un dialogue, d’une conversation amicale « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » et de l’Évangile, n’est-ce pas là faire œuvre d’évangélisation ?
Encore un passage de la Lettre aux Hébreux ce dimanche.
Frères, dans l’ancienne Alliance
un grand nombre de prêtres se sont succédés
parce que la mort les empêchait de rester en fonction.
Jésus, lui, parce qu’il demeure pour l’éternité,
possède un sacerdoce qui ne passe pas.
C’est pourquoi il est capable de sauver d’une manière définitive
ceux qui par lui s’avancent vers Dieu,
car il est toujours vivant pour intercéder en leur faveur.
C’est bien le grand prêtre qu’il nous fallait :
saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs,
il est désormais plus haut que les cieux.
Il n’a pas besoin, comme les autres grands prêtres,
d’offrir chaque jour des sacrifices, d’abord pour ses péchés personnels,
puis pour ceux du peuple ;
cela, il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même.
La loi de Moïse établit comme grands prêtres des hommes remplis de faiblesse ; mais la parole du serment divin, qui vient après la Loi,
établit comme grand prêtre le Fils,
conduit pour l’éternité à sa perfection.
Hé 7 23-28
Pour bien saisir le sens de ce texte et du vocabulaire employé par l’auteur, quelques éclairages sont utiles. Aux tout premiers temps de l’Église les deux mots « sacerdoce » et « prêtrise » étaient souvent associés, mais revêtus d’un sens distinct. Les prêtres appelés « presbytres », étaient les anciens qui présidaient les communautés chrétiennes. Ils étaient ordonnés pour une charge pastorale, pour une organisation de la vie commune, un enseignement et une conduite de la prière et des célébrations. Les chrétiens n’attribuaient guère qu’au Christ le terme de « sacerdoce ». Ce terme désignait les prêtres qualifiés pour offrir aux divinités des sacrifices d’animaux dans des religions païennes et dans le Temple juif. L’offrande par Jésus de sa vie sur la croix mettait fin aux sacrifices sanglants dans le Temple. Finis aussi les meurtres de victimes émissaires dans la logique exprimée par le grand-prêtre Caïphe pour justifier la mort de Jésus. « Vous ne voyez pas quel est votre intérêt : il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas. » (Jn 11 50). Les sacrifices offerts par les prêtres pouvaient conduire à une vision quasi mercantile ou magique de l’Alliance.
Le Christ a été qualifié d’unique « grand-prêtre ». Tous les baptisés participent à son sacerdoce unique en faisant de leur vie comme lui un sacrifice. Fini le temps des sacrifices humains ou d’animaux. Paul écrivait aux Romains : « Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte » (Rm 12 1). Et l’auteur de l’épître aux hébreux écrivait aussi : « En toute circonstance, offrons à Dieu, par Jésus, un sacrifice de louange, c’est-à-dire les paroles de nos lèvres qui proclament son nom. N’oubliez pas d’être généreux et de partager. C’est par de tels sacrifices que l’on plaît à Dieu » (Hé 13 15-16).
Evangile selon saint Marc – Mc 12, 28-34