Croire et voir sont deux verbes souvent associés dans les évangiles. « Voir », dans le sens de « regarder » le monde, les personnes et les événements à la manière du Christ. Non pas voir comme le badaud ou comme le passant indifférent. Comme le voyeur d’innombrables images sur des écrans. Comme celui qui regarde à travers les lunettes de ses a priori. Comme celui dont le regard est fixé sur le rétroviseur, attendant que se reproduise ce qu’il a déjà vu et qui doit être conforme au modèle qu’il s’est forgé. Il ne se prépare pas à la surprise et se montre ainsi insensible à l’étonnement.
Ouvrir les yeux et regarder le monde comme le Christ, avec amour et miséricorde. Un monde qui traverse aujourd’hui de grandes épreuves. Ouvrir les yeux et regarder avec bienveillance le visage de l’autre que l’on rencontre, de la personne qu’on aime, qui dans son regard ouvre à l’infini de son mystère. Ouvrir les yeux et regarder surtout les blessés de la vie qu’on évite ou qu’on oublie de regarder. Pour se réjouir aussi des bonnes choses de la vie, des généreux et des courageux, des justes et des gens de bien qui honorent l’humanité.
C’est parce qu’ils ont vu Jésus, ses actions concrètes, et entendu ses paroles que ses disciples ont cru en lui (1 Jn 1 1-2). Contrairement aux scribes et aux pharisiens dont il a dénoncé l’aveuglement. Saint Marc raconte ce dimanche la guérison d’un aveugle : Bartimée.Il est la seule personne guérie dans tout l’Évangile dont le nom soit donné. Bartimée veut dire « Fils de l’honoré ». Peut-être est-ce le nom d’un ancêtre, qui a été honoré, célébré. En ce cas, c’est un nom lourd à porter pour un infirme qui se retrouve exclu, mendiant au bord du chemin.
Tandis que Jésus sortait de Jéricho
avec ses disciples et une foule nombreuse,
le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait,
était assis au bord du chemin.
Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier :
« Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! »
Beaucoup de gens le rabrouaient pour le faire taire,
mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! »
Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le. »
On appelle donc l’aveugle, et on lui dit : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. »
L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus.
Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? »
L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! »
Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. »
Aussitôt l’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin.
(Mc 10 46b-52)
On peut entrer pas-à-pas dans ce texte qui porte la marque du style vif et précis de saint Marc, et reprendre presque chaque mot, chaque attitude pour bien en mesurer la portée. Jésus sort de Jéricho accompagné de ses disciples et d’une foule nombreuse. Il prend la route qui monte à Jérusalem, alors qu’il vient d’annoncer ce qui l’y attend : faux procès, tortures et condamnation à mort. Sur le bord de la route se trouve un aveugle mendiant. Il est assis, en position basse et immobile, rivé au sol comme tant de personnes dans les rues ou les métros, à la porte des églises. Il est condamné à vivre en marge.
Mais voilà que cet homme prisonnier de sa cécité se met à parler, à crier : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ». Ses yeux ne voient pas mais son cœur n’est pas aveugle et il reconnaît en Jésus de Nazareth le Messie, le Fils de David bientôt voué au déshonneur. Un rapprochement touchant que fait saint Marc. Le « fils de Timée » s’adresse au « fils de David » qui s’apprête non pas à être « honoré » mais rejeté. Celui-ci entendra-t-il l’appel de son frère en humanité, membre comme lui de la famille des rejetés ? Réaction de la foule, et peut-être aussi des disciples : ils rabrouent cette fois non pas les enfants mais l’aveugle mendiant importun : « Qu’il se taise ! »
Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le ». Jésus ne dit pas « Je t’appelle », mais « Appelez-le. ». Alors que la foule et les disciples le tenaient à distance, Jésus leur demande de regarder cet homme autrement qu’un gêneur et de l’appeler pour qu’il vienne à lui. Ils changent d’attitude et disent à Bartimée : « Confiance, lève-toi, il t’appelle. » Invitation à quitter sa posture de mort. Dans le grec de l’Évangile, « lève-toi » est synonyme de « ressuscite » ! La conversion de la foule est le commencement d’un miracle. Une fois encore, le Messie manifeste sa volonté de se laisser atteindre par celui-là même que ceux qui le suivent tiennent ostensiblement à écarter.
L’aveugle jette son manteau, bondit et court vers Jésus. Tout se passe comme s’il n’était plus aveugle. Il jette son manteau, signe de sa condition d’exclu, le bien unique du pauvre qu’il est. Le voilà nu mais revêtu de confiance, bondissant dans sa nuit mais illuminé d’espoir. Il réalise ce que l’homme riche n’avait pu faire, et qui nous était raconté par saint Marc l’autre dimanche dans le même chapitre. Il court vers Jésus, il enjambe le fossé qui le séparait de tous. Arrivé près du Christ, dans son intimité, Jésus lui demande : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Étonnante question, importante question. Jésus laisse libre, attend que se formule une demande avant de guérir et de libérer. « Rabbouni, que je voie ! ». Bartimée ne dit pas « Rabbi, mais Rabbouni ». Il ne dit pas « Maître », mais « mon maître ». Une expression de vénération, de confiance, de familiarité.
Étonnante parole de Jésus : « Va, ta foi t’a sauvé ». Il ne dit pas : Vois, je te guéris. Il dit une parole d’envoi : Va, sois messager. Ta foi, proclame-la. Étonnante finale du récit enfin : « Aussitôt l’homme se mit à voir, et il suivait Jésus sur la route ». Comme si la vue venait progressivement à l’aveugle, et qu’elle s’accompagnait de sa marche à la suite de Jésus. « On voit Bartimée passer d’un statut d’objet posé là, au bord du chemin comme une sorte de tas de guenilles, à l’attitude d’un homme debout sur le chemin, prêt à suivre Jésus. Le miracle, ce n’est pas seulement le fait qu’il retrouve la vue. Le miracle, c’est qu’il devient un homme capable de se tenir debout, capable de suivre Jésus sur le chemin, de devenir disciple, de devenir acteur de sa vie » (Daniel Marguerat).
Comme si Bartimée, au commencement de la marche de Jésus vers Jérusalem, vers sa mort, devenait un exemple pour la foule et pour les disciples empêtrés dans leur peur, dans leurs préjugés et dans leur doute concernant Jésus. Le signe par excellence auquel on doit reconnaître Jésus comme le Messie est son attitude par rapport aux exclus, aux malades, aux pauvres qu’il réhabilite dans la société de leur temps, qu’il intègre dans la communauté d’amour qu’il fonde. Un signe qu’il revient à ses disciples d’actualiser aujourd’hui, en ces temps où vivent tant de miséreux et de marginaux.
Bartimée est présenté comme un modèle. Il a su voir Jésus avec les yeux du cœur, avec les yeux de la foi au milieu d’un monde aveuglé. Marc vient de nous dire, quelques versets plus haut que « les disciples étaient en route avec Jésus pour monter à Jérusalem ; Jésus marchait devant eux, et – ajoute le récit – ceux qui suivaient avaient peur ». Ils le suivaient comme des aveugles, saisis de frayeur. Maintenant c’est Bartimée le clairvoyant qui devient le guide des aveugles que sont les disciples et la foule. Sa guérison et sa réhabilitation lui ont fait vivre le passage de la peur à la joie et il vient soutenir et accompagner en quelque sorte celui qui l’a guéri et « honoré » et qui va se trouver bientôt « déshonoré » à son tour : il marche vers sa Passion avant d’être revêtu de la gloire de sa Résurrection. Ainsi s’achèvent le chapitre 10 en saint Marc et tous ceux qui l’ont précédé dans son Évangile. Commence ensuite le récit des événements concernant l’entrée à Jérusalem, puis la Passion et la Résurrection.
Dans le contexte biblique, on peut considérer Bartimée comme la figure d’Israël qui a connu l’exil à cause de ses aveuglements et que Dieu fera revenir dans la joie vers la lumière de la liberté, comme le chante le psaume 125 : « Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie : Il s’en va, il s’en va en pleurant, il jette la semence ; il s’en vient, il s’en vient dans la joie, il rapporte les gerbes ». Une parole qui ressemble à celle que proclame Jérémie.
Car ainsi parle le Seigneur : Poussez des cris de joie pour Jacob,
acclamez la première des nations !
Faites résonner vos louanges et criez tous :
« Seigneur, sauve ton peuple, le reste d’Israël ! »
Voici que je les fais revenir du pays du nord,
que je les rassemble des confins de la terre ;
parmi eux, tous ensemble, l’aveugle et le boiteux,
la femme enceinte et la jeune accouchée :
c’est une grande assemblée qui revient.
Ils avancent dans les pleurs et les supplications,
je les mène, je les conduis vers les cours d’eau par un droit chemin
où ils ne trébucheront pas.
Car je suis un père pour Israël, Éphraïm est mon fils aîné.
(Jr 31 7-9)
L’auteur de l’Épître aux Hébreux présente Jésus comme un grand prêtre qui n’officie pas dans le Temple mais sur les routes humaines. Sa mission est d’être pasteur et passeur. Avec la charge d’accompagner les exilés et les infirmes, de partager leurs faiblesses, de les rétablir dans la dignité, de les réconcilier avec Dieu.
Tout grand-prêtre est pris parmi les hommes ;
il est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu ;
il doit offrir des dons et des sacrifices pour les péchés.
Il est capable de compréhension envers ceux qui commettent des fautes
par ignorance ou par égarement, car il est, lui aussi, rempli de faiblesse ;
et, à cause de cette faiblesse,
il doit offrir des sacrifices pour ses propres péchés comme pour ceux du peuple.
On ne s’attribue pas cet honneur à soi-même, on est appelé par Dieu, comme Aaron.
Il en est bien ainsi pour le Christ :
il ne s’est pas donné à lui-même la gloire de devenir grand prêtre ;
il l’a reçue de Dieu, qui lui a dit :
« Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (ps 2),
car il lui dit aussi dans un autre psaume :
« Tu es prêtre de l’ordre de Melkisédek pour l’éternité (ps 109) ».
(He 5 1-6)
L’auteur inscrit la fonction sacerdotale du Christ dans une double lignée spirituelle. Celle d’Aaron, le frère de Moïse, et celle de Melkisédek qui était un prêtre païen. Il avait béni Abraham et lui avait offert du pain et du vin. Il portait les titres de « roi de justice », de « roi de Salem » (Paix), de « Roi du monde ». (Gn 14) Tous ces titres résonnent de manière neuve en ce qui concerne le sacerdoce du Christ. Il n’offre pas « des » sacrifices pour des péchés à obtenir comme les prêtres dans la première Alliance, mais il s’offre lui-même en sacrifice, par amour et par pure grâce, comme l’a écrit saint Paul aux Éphésiens. « Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ : […] C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, et par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des actes : personne ne peut en tirer orgueil. » (Ep 2 4-9)
Evangile selon saint Marc – Mc 10, 46-52