Dans l’Évangile selon saint Marc Jésus se déplace beaucoup, et les indications de lieux où il se rend et où il se trouve sont toujours importantes. De sédentaire qu’il était, le charpentier de Nazareth s’est fait itinérant comme son ancêtre Abraham « l’araméen errant » (Dt 26,5). Dans le récit d’aujourd’hui Jésus sort résolument des frontières de son pays pour se rendre en terres étrangères, en Phénicie (la région libanaise) et dans les pays de l’autre rive du lac de Galilée.
Jésus quitta le territoire de Tyr ; passant par Sidon,
il prit la direction de la mer de Galilée
et alla en plein territoire de la Décapole (dix villes).
Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler
et supplient Jésus de poser la main sur lui.
Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule,
lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue.
Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit :
« Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! »
Ses oreilles s’ouvrirent ; sa langue se délia, et il parlait correctement.
Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne ;
mais plus il leur donnait cet ordre, plus ceux-ci le proclamaient.
Extrêmement frappés, ils disaient : « Il a bien fait toutes choses :
il fait entendre les sourds et parler les muets. »
(Mc 7, 31-37)
La guérison de cet homme est double : « ses oreilles s’ouvrirent, sa langue se délia ». Cet homme guéri en terre païenne est un infirme parmi d’autres. Mais dans l’Évangile de Marc, il représente sans doute tous les peuples non-juifs visités par Jésus, tous les hommes qui sont concernés par la Bonne Nouvelle du salut annoncé et réalisé par lui. Ses miracles ne sont pas seulement des gestes de guérison, ils sont aussi et surtout les signes d’une transformation spirituelle chez les personnes guéries, et aussi chez les gens qui sont témoins de son œuvre de salut, qu’ils soient juifs ou païens. Ils ne savent pas bien qui est Dieu et parlent difficilement de lui. Leurs oreilles ne se sont pas encore ouvertes à sa Parole et donc leur langue n’a pas appris à bien parler de lui, à bien lui parler et le prier.
Jésus guérit d’abord la surdité de cet homme. Chez les humains, le sens premier est celui de l’écoute. L’ouïe les rend aptes à entendre la parole des personnes qui les appellent dès leur naissance et leur donnent un nom. Elle leur fait prendre conscience qu’ils existent et éveille en eux le désir et la capacité de répondre à ceux qui les entourent, en balbutiant puis en prenant la parole à leur tour. Il en va de même dans la Bible, en ce qui concerne la foi. Le Dieu de l’Alliance a pris l’initiative de parler à son peuple et le premier mot qu’il leur a dit est : « Écoute Israël » les paroles que je t’adresse : qu’elles soient toujours présentes à ton cœur » (Dt 6, 4-9). C’est ensuite que vient la réponse du peuple de l’Alliance : « Béni sois-tu, Seigneur ! ». Et l’Alliance se fondera toujours sur une conversation entre son peuple et lui.
On peut noter l’importance du contact physique entre Jésus et cet infirme. D’abord l’usage des doigts dans les deux oreilles, puis de la salive, source présumée de vie, proche de la parole. Des gestes qui ne sont pas sans rappeler la création d’Adam (Gn 2,7) et la guérison de l’aveugle de naissance (Jn 9,6). Avant de le guérir Jésus lève les yeux au ciel. Il commence souvent par bénir son Père avant d’agir. Cette fois il ajoute un soupir comme s’il mesurait l’immensité de l’œuvre de salut qu’il vient accomplir au milieu des hommes.
Après l’usage des oreilles vient celui de la langue porteuse de la parole. Sa langue touchée par Jésus se délie et il parle correctement. On peut noter la traduction littérale du texte grec : « le lien de sa langue fut délié ». Symboliquement il s’agit de la rupture d’un lien qui handicape cet homme et d’une naissance à la correction de sa parole. Jésus guérit en même temps cet homme et les témoins de la réalisation du miracle. La guérison de ce sourd qui parle mal a eu lieu à l’écart, mais quand il rejoint la foule, il parle correctement et la foule elle aussi prend la parole : elle reconnaît en Jésus un être exceptionnel qui fait entendre les sourds et parler les muets. Qui est-il celui-là qui vient accomplir une telle merveille chez les humains ? En voyant ce qu’il fait les langues des nations païennes elles aussi se délient et deviennent capables de dire : « Tout ce qu’il fait est admirable ». Il en sera de même au jour de Pentecôte quand se répandra sur la foule l’Esprit du ressuscité pour un usage nouveau de leurs langues. Notons une remarque humoristique à la lecture du texte. Jésus fait parler cet infirme mais fait taire la foule. Toujours cette réserve formulée par Jésus en saint Marc : il invite à l’attente du dévoilement du secret messianique. C’est seulement au pied de la croix que l’on pourra dire comme le centurion : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ! » (Mc 15, 39)
Jésus a fait entendre et parler cet homme ainsi que cette foule, parce que lui-même a entendu leur attente, leur détresse. Entendre est plus fort qu’écouter. On peut écouter sans entendre, sans être touché par ce qui est dit et sans laisser résonner en soi ce que dit l’autre ; en se murmurant peut-être en secret « cause toujours ! ». On peut aussi écouter sans être d’accord, et rester sourd à ce qui est dit. « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ». Dieu n’est pas sourd, dit le psalmiste : « Je t’appelle, toi le Dieu qui répond : écoute-moi, entends ce que je dis » (ps 16, 6). Dans le livre de l’Exode, Dieu a entendu les cris de son peuple sous les coups de ses chefs de corvée. Plus tard il entendra aussi les plaintes et les souffrances de son peuple déporté, comme le rapporte Isaïe.
Dites aux gens qui s’affolent : « Soyez forts, ne craignez pas.
Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu.
Il vient lui-même et va vous sauver. »
Alors se dessilleront les yeux des aveugles,
et s’ouvriront les oreilles des sourds.
Alors le boiteux bondira comme un cerf,
et la bouche du muet criera de joie ;
car l’eau jaillira dans le désert, des torrents dans le pays aride.
La terre brûlante se changera en lac,
la région de la soif, en eaux jaillissantes.
(Is 35, 4-7a)
Isaïe ose parler de vengeance, de revanche de Dieu. Des mots qui, pris au premier degré, semblent conforter tous les fous de Dieu qui ne rêvent en son nom que d’inquisition, de contraintes et de radicalisme pour convertir le monde entier et vont jusqu’à faire de Dieu un chef de parti ou un tyran sans pitié, un instrument pour leurs causes. Des mots qui pourraient faire frémir des lecteurs de la Bible non-initiés et contribuer à les en dégoûter.
Telle n’est pas la manière de comprendre ce qu’est la revanche de Dieu dont parle Isaïe. Il ne rend pas coup pour coup, voire plusieurs coups pour un seul. On tue en son nom mais lui se venge en faisant vivre. On rêve en son nom, de domination et d’oppression face aux injustices ou à l’esclavage qu’on a subis, mais sa revanche est de servir et de libérer. On rêve de punir et d’exterminer en son nom, mais sa revanche est de pardonner. On rêve en son nom de faire table rase des adversaires, mais sa revanche est de faire jaillir l’eau vive dans le désert des cœurs et des têtes.
Ainsi Dieu se venge du mal qu’on lui veut ou qu’on lui fait en agrandissant sa miséricorde. En faisant preuve de tendresse sans mesure vis-à-vis de ceux qui le blessent. Quand on le frappe sur une joue, il tend l’autre. Il se venge de ses ennemis en les aimant. Jésus préconisera d’aimer comme lui ses propres adversaires, de faire du bien à ceux qui font du mal. Saint Jacques s’adresse à une communauté chrétienne et l’invite à se comporter comme Jésus.
Mes frères, dans votre foi en Jésus Christ, notre Seigneur de gloire,
n’ayez aucune partialité envers les personnes.
Imaginons que, dans votre assemblée, arrivent en même temps
un homme au vêtement rutilant,
portant une bague en or, et un pauvre au vêtement sale.
Vous tournez vos regards vers celui qui porte le vêtement rutilant
et vous lui dites : « Assieds-toi ici, en bonne place » ;
et vous dites au pauvre : « Toi, reste là debout », ou bien :
« Assieds-toi au bas de mon marchepied ».
Cela, n’est-ce pas faire des différences entre vous,
et juger selon de faux critères ?
Écoutez donc, mes frères bien-aimés ! Dieu, lui,
n’a-t-il pas choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde
pour en faire des riches dans la foi,
et des héritiers du Royaume promis par lui à ceux qui l’auront aimé ?
(Jc 2, 1-5)
En Jésus son Fils, Dieu a pris sa revanche. Jésus aurait pu se faire chef de guerre, lever une armée puissante, contraindre les nations à la foi. Il aurait pu aussi choisir ses apôtres parmi une élite intellectuelle, guerrière, politique, parmi les riches aux vêtements rutilants portant des bagues en or. Il a fait tout le contraire, il a choisi des pauvres, pêcheurs et pécheurs, pas toujours très intelligents ni ouverts. Il fallait que la revanche de Dieu se fasse à travers des formes et des personnes pauvres aux yeux du monde. Sa revanche s’est accomplie par des gestes de service et de pauvreté, de guérison, de pardon. Elle s’est réalisée et manifestée en la mort sur la croix de son Fils bien-aimé.
Evangile selon saint Mc 7, 31-37