Comment comprendre, interpréter et respecter les traditions reçues des origines sociales ou religieuses, les commandements et les règles à observer ? Comment par exemple, considérer ce qui est pur et ce qui ne l’est pas ? Ces questions ont été et sont encore objets de polémiques dans les cultures et les religions. Les trois textes de ce dimanche nous offrent des points de vue différents mais complémentaires. D’abord, dans le Livre du Deutéronome, une règle générale : immuables sont les commandements de Dieu.
Maintenant, Israël, écoute
les décrets et les ordonnances que je vous enseigne
pour que vous les mettiez en pratique.
Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession,
dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères.
Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien,
mais vous garderez les commandements du Seigneur votre Dieu
tels que je vous les prescris.
Vous les garderez, vous les mettrez en pratique ;
ils seront votre sagesse et votre intelligence aux yeux de tous les peuples.
Quand ceux-ci entendront parler de tous ces décrets, ils s’écrieront :
« Il n’y a pas un peuple sage et intelligent comme cette grande nation ! »
Quelle est en effet la grande nation
dont les dieux soient aussi proches que le Seigneur notre Dieu
est proche de nous chaque fois que nous l’invoquons ?
Et quelle est la grande nation
dont les décrets et les ordonnances soient aussi justes
que toute cette Loi que je vous donne aujourd’hui ?
Dt 4 1-2, 6-8
Les décrets et ordonnances de la Loi donnée par Dieu à son peuple sont à garder, à mettre en pratique dans une perspective de vie heureuse, de justice, de sagesse, d’intelligence. Dieu les donne à Israël en vue de les faire connaître à tous les peuples de la terre. Ils ont donc une portée fondatrice et universelle. Dieu commande qu’ils soient respectés et transmis tels quels. Que rien n’y soit ajouté, que rien n’en soit enlevé.
Ce texte pourrait justifier et encourager une approche fondamentaliste et rigoriste de la Loi. Ce n’est pas ainsi que Jésus l’interprétera et la vivra. Il proclame qu’il ne « l’abrogera pas, n’encouragera pas à la transgresser » (Mt 5, 17-20). Cependant, il l’interprétera et la mettra en pratique de manière neuve et révélera qu’elle doit être vécue avec amour. « On vous a dit, moi je vous dis » proclamera-t-il, s’autorisant à ne pas l’appliquer à la lettre mais à la vivre dans un esprit de miséricorde et de liberté, notamment face à des personnes en détresse et même des pécheurs hors-la-loi. Il dénoncera avec force l’accablement légaliste que subissent les pauvres et les pécheurs du fait des préceptes moraux ou disciplinaires ajoutés par les autorités religieuses. De certaines règles formalistes d’origine plus humaine que divine. Nous reprenons, ce dimanche, la lecture de l’Évangile de Marc. Encore une controverse qui naît entre Jésus et des responsables religieux à propos de la pratique des repas s’accompagnant de prières et de rites de purification.
Les pharisiens et quelques scribes, venus de Jérusalem,
se réunissent auprès de Jésus, et voient quelques-uns de ses disciples
prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées.
— Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs,
se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger,
par attachement à la tradition des anciens ;
et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau,
et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques :
lavage de coupes, de carafes et de plats.
Alors les pharisiens et les scribes demandèrent à Jésus :
« Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ?
Ils prennent leurs repas avec des mains impures. »
Jésus leur répondit : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites,
ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres,
mais son cœur est loin de moi.
C’est en vain qu’ils me rendent un culte ;
les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains.
Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu,
pour vous attacher à la tradition des hommes. »
Il leur disait encore : « Vous rejetez bel et bien
le commandement de Dieu pour établir votre tradition.
En effet, Moïse a dit : Honore ton père et ta mère.
Et encore : Celui qui maudit son père ou sa mère sera mis à mort.
Mais vous, vous dites :
Supposons qu’un homme déclare à son père ou à sa mère :
“Les ressources qui m’auraient permis de t’aider sont korbane,
c’est-à-dire don réservé à Dieu”,
alors vous ne l’autorisez plus
à faire quoi que ce soit pour son père ou sa mère ;
vous annulez ainsi la parole de Dieu
par la tradition que vous transmettez.
Et vous faites beaucoup de choses du même genre. »
L’ordre religieux semble perturbé par les comportements et les propos de Jésus. L’heure est grave ! Les grands responsables de Jérusalem envoient des scribes jusqu’en Galilée pour constater les délits. Ils n’accusent pas Jésus de transgresser la Loi, mais de ne pas respecter la tradition (les préceptes) des anciens et les pratiques de purification. Jésus réagit vertement à leurs accusations. Il dénonce leur hypocrisie et le formalisme de leurs comportements et cela avec violence. Il saisit l’occasion d’un repas pour dire ce qu’il en pense. À eux d’abord, puis à la foule présente, et enfin aux disciples.
Voilà donc une critique du traditionalisme, cette obsession de maintenir à tout prix des pratiques rituelles sclérosées et vides, de s’attacher à la lettre en oubliant l’esprit. Et surtout d’attribuer à Dieu des préceptes élaborés par des hommes ou par des religions. Jésus n’est ni traditionaliste ni conservateur. Mais pour lui, respecter la tradition ne veut pas dire s’attacher minutieusement à ce qui s’est toujours fait et comme cela s’est toujours fait. L’observance minutieuse des rubriques peut cacher un désir de maintenir un ordre des choses, des valeurs pour elles-mêmes, en oubliant leur signification. Ce qui peut aboutir à asservir l’homme, à l’emprisonner dans toutes sortes d’intégrismes religieux, politiques, idéologiques, vestimentaires, à l’empêcher de penser, de chercher, de s’adapter, de chercher ce qui est important vis-à-vis du seul précepte, de la seule tradition qui compte, de la grande Loi à transmettre : « Tu aimeras le Seigneur, et tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Le Père Jean de Lubac a formulé un guide d’action pour l’Église : « Pour que le fleuve de la tradition parvienne jusqu’à nous, il faut perpétuellement désensabler son lit. »
Il se peut que se laver les mains, laver ses cruches soit une façon d’aimer. Mais il se peut aussi qu’une obsession de l’observance scrupuleuse des usages et des rites raidisse et durcisse le cœur en le rendant indifférent à ceux qui l’entourent, et peut-être même intraitable, animé par un rigorisme étroit, et assoiffé de contrôle sur lui-même et sur les autres. Dans les religions peuvent s’installer des « troubles obsessionnels compulsifs » ! Il se peut enfin, comme le dénoncera saint Paul, que celui qui respecte scrupuleusement les règles et les ordonnances en arrive à penser que c’est sa stricte observance personnelle qui le rend juste devant Dieu. Dans l’Evangile Jésus s’adresse ensuite à la foule.
Appelant de nouveau la foule, il lui disait :
« Écoutez-moi tous, et comprenez bien.
Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui
ne peut le rendre impur.
Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. »
En présence des scribes et des pharisiens, Jésus a l’audace d’inviter la foule à ne pas croire tout leur enseignement et à ne pas respecter tous leurs préceptes formalistes. Ce qui est premier pour lui réside à l’intérieur de tout être humain, quelles que soient ses prescriptions et traditions religieuses. Dans toutes les cultures, se laver les mains est un acte extérieur nécessaire, mais se laver le regard et le cœur est un acte de conversion intérieure bien plus important, car la vraie pureté c’est là qu’elle réside. La propreté de la peau, des aliments, de la vaisselle est nécessaire mais en faire un précepte religieux absolu peut conduire à se convaincre qu’on est parfait parce qu’on respecte à la lettre des règles concernant des actes extérieurs.
Dans le cadre de l’Alliance, ce sont la droiture et la bienveillance du cœur, qui portent à voir Dieu en chacun et en chacune, et rendent le cœur pur et libre d’aimer. Elles préservent aussi du danger d’intransigeance et d’intolérance, ainsi que de la volonté d’imposer ses propres rites à des personnes d’une autre culture. Ces propos de Jésus sont choquants mais novateurs car ils donnent une priorité constante à l’humanité commune par rapport à la diversité des religions et de leurs préceptes particuliers.
Après cette recommandation à la foule, Jésus s’adresse à ses disciples. Il les met en garde contre des comportements qui pourraient conduire, dans leur groupe de responsables, à transmettre son enseignement et ses pratiques en les calquant sur ceux des pharisiens (« leur levain », dit-il). Une mise en garde qui vaut aussi pour tous les responsables et membres des communautés qui se réclameront de lui. C’est à eux que Jésus s’adresse ensuite.
Quand il eut quitté la foule pour rentrer à la maison,
ses disciples l’interrogeaient sur cette parabole.
Alors il leur dit : « Êtes-vous donc sans intelligence, vous aussi ?
Ne comprenez-vous pas
que tout ce qui entre dans l’homme, en venant du dehors,
ne peut pas le rendre impur, parce que cela n’entre pas dans son cœur,
mais dans son ventre, pour être éliminé ? »
C’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments.
Il leur dit encore : « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur.
Car c’est du dedans, du cœur de l’homme,
que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres,
adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche,
envie, diffamation, orgueil et démesure.
Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. »
Mc 7 1-8.14-15. 21-23
Saint Jacques, dans le passage merveilleux de son épître que nous lisons ce dimanche, tient des propos très proches de ceux de Jésus. C’est la volonté d’aimer et de servir les autres qui rend pur le cœur de l’homme et lui permet participer à la sainteté de Dieu.
Mes frères bien aimés, les présents les meilleurs, les dons parfaits,
proviennent tous d’en haut, ils descendent d’auprès du Père des lumières,
lui qui n’est pas, comme les astres,
sujet au mouvement périodique ni aux éclipses.
Il a voulu nous engendrer par sa parole de vérité,
pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures.
Sachez-le, mes frères bien-aimés :
chacun doit être prompt à écouter, lent à parler, lent à la colère,
car la colère de l’homme ne réalise pas ce qui est juste selon Dieu.
C’est pourquoi, ayant rejeté tout ce qui est sordide
et tout débordement de méchanceté,
accueillez dans la douceur la Parole semée en vous ;
c’est elle qui peut sauver vos âmes.
Mettez la Parole en pratique,
ne vous contentez pas de l’écouter : ce serait vous faire illusion.
Car si quelqu’un écoute la Parole sans la mettre en pratique,
il est comparable à un homme
qui observe dans un miroir son visage tel qu’il est,
et qui, aussitôt après, s’en va en oubliant comment il était.
Au contraire, celui qui se penche sur la loi parfaite,
celle de la liberté, et qui s’y tient, lui qui l’écoute non pour l’oublier,
mais pour la mettre en pratique dans ses actes,
celui-là sera heureux d’agir ainsi.
Si l’on pense être quelqu’un de religieux sans mettre un frein à sa langue,
on se trompe soi-même, une telle religion est sans valeur.
Devant Dieu notre Père, un comportement religieux pur et sans souillure,
c’est de visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse,
et de se garder sans tache au milieu du monde.
Jc 1,17-18.21b-22.27
Evangile selon saint Marc – Mc 7, 1-8.14-15.21-23