Lorsque nous recevons les Cendres, le mercredi qui ouvre le temps du carême, nous entendons la formule rituelle : « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle ». Dans le langage biblique, se convertir c’est rebrousser chemin, se retourner vers Dieu et croire que son projet sur nous n’est que tendresse, bienveillance, pardon. En ce premier dimanche, nous sommes invités à un grand voyage spirituel dans le temps, pour des rencontres avec ceux qui nous ont précédés depuis Adam, Abraham, Moïse, David, Jésus puis les Apôtres et bien d’autres. Ils ont vécu une conversion. L’histoire de tous ces ancêtres est la nôtre. Elle nous parle et parle aussi de nous. Ce que nous vivons aujourd’hui, ils l’ont vécu dans leur temps. Nous sommes pétris de la même humanité qu’eux, invités aux conversions qu’ils ont eues à vivre, et habités par les tentations qui ont été les leurs depuis les origines. A nous de garder vive aujourd’hui la mémoire de leur foi en notre cœur et à ne pas la laisser mourir dans nos ordinateurs.
La Bible raconte que le premier couple humain qu’on pourrait considérer comme le prototype d’humanité s’est trouvé devant une décision, « une tentation originelle », qui a mis à l’épreuve sa liberté. Créés à l’image de Dieu, Adam et Ève avaient été appelés à lui ressembler. Dans le jardin mythique d’Eden, nous dit le récit de la Genèse, ils pouvaient savourer toutes sortes de fruits, sauf celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. C’était l’interdit majeur, lié aux limites de leur intelligence humaine, dont ils comprendront mal le sens.
Le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ;
il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant.
Le Seigneur Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient,
et il y plaça l’homme qu’il avait modelé.
Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toutes sortes d’arbres
à l’aspect désirable et aux fruits savoureux ;
il y avait aussi l’arbre de vie au milieu du jardin,
et l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs
que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit à la femme :
« Alors, Dieu vous a vraiment dit :
“Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin” ? »
La femme répondit au serpent :
« Nous mangeons les fruits des arbres du jardin.
Mais, pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit :
“Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez.” »
Le serpent dit à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !
Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez,
vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux,
connaissant le bien et le mal. »
La femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux,
qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre,
puisqu’il donnait l’intelligence. Elle prit de son fruit, et en mangea.
Elle en donna aussi à son mari, et il en mangea.
Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent
et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus.
Gn 2 5-9 ; 3 1-7a
Le tentateur rampant et menteur déforme les paroles de Dieu rapportées par Ève : tous les fruits sont autorisés, sauf un et non pas « tous sont interdits ». Seul est interdit le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Cet interdit protecteur devient générateur de deux attitudes toxiques qui tentent les humains dès leur origine. Elles empoisonnent plus que jamais notre époque : le soupçon et la convoitise. Le serpent éveille le soupçon du couple humain par rapport à l’esprit de bonté dans lequel Dieu les a créés, et lui prête des arrière-pensées perverses : son interdit ne manifeste-t-il pas qu’il est jaloux de son pouvoir, suggère-t-il ? Ce qui est faux et contredit par le récit biblique. Dieu ne veut que le bonheur de l’homme. Son interdit se fonde sur le fait que lui seul dispose de l’intelligence suprême, sans faille. Il n’y a pas en lui de confusion entre bien et mal, car il est saint et n’est qu’amour et bonté.
Il n’en va pas de même pour l’être humain. Son intelligence et ses jugements sont limités et souvent sujets à l’erreur ainsi qu’à la confusion entre bien et mal. Être de mélange, il ne fait pas le bien qu’il voudrait et fait le mal qu’il ne voudrait pas, comme le dira saint Paul. Il lui arrive aussi de considérer comme bon ce qui fait son malheur, et inversement. Le péché des origines auquel le serpent entraîne le premier couple humain est donc un péché de convoitise. Celui de se prendre pour un « dieu » comme dit Satan et non de ressembler à « Dieu ». Celui de désirer et de prétendre tout savoir, tout pouvoir, tout avoir. Et comme c’est tellement le cas aujourd’hui, celui de tout voir, si possible en direct, jusqu’à croire que ce qui est vu est vrai, et de tout soupçonner ! Celui d’aspirer à une condition divine imaginaire et d’être un dieu qui n’est que la projection de ses convoitises humaines, de ses fantasmes. Celui de soupçonner de perversité Dieu et les justes quand ils font preuve de bonté, de courage et de justice. Le serpent, plein de ruse et de rampante tromperie vient pervertir son regard. Le premier couple humain entre dans son jeu et lui accorde crédit. Notre humanité aujourd’hui vit bien des tentations semblables que celles d’Adam et Eve. « Ne courez pas après la mort en dévoyant votre vie, n’attirez pas la catastrophe par les œuvres de vos mains » est-il écrit dans le livre de la Sagesse (Sg 1, 12). Une recommandation d’actualité !
Dans l’Évangile, Jésus est présenté comme un nouveau prototype d’humanité. Lui aussi est tenté, non par un serpent, mais un démon – dans le monde grec le « daïmon » était présenté comme un conseiller intérieur qui inspirait le jugement -. C’est au désert que Jésus se retire pour faire un choix décisif par rapport à la manière d’accomplir sa mission et aussi de vivre son humanité. Comment va-t-il se comporter face aux tentations du diable (le diviseur) et aux apparents bons conseils qu’il lui donne ?
En ce temps-là Jésus fut conduit au désert par l’Esprit
pour être tenté par le diable.
Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.
Le tentateur s’approcha et lui dit :
« Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. »
Mais Jésus répondit : « Il est écrit :
L’homme ne vit pas seulement de pain,
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »
Alors le diable l’emmène à la Ville sainte, le place au sommet du Temple
et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ;
car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges,
et : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. »
Jésus lui déclara : « Il est encore écrit :
Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne
et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire.
Il lui dit : « Tout cela, je te le donnerai, si, tombant à mes pieds,
tu te prosternes devant moi. »
Alors, Jésus lui dit : « Arrière, Satan ! car il est écrit :
C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte. »
Alors le diable le quitte.
Et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.
Mt 4 1-11
Jésus a déjoué tous les pièges de Satan. Si tu es le Fils de Dieu, puisque tu possèdes la pleine intelligence, montre-toi infaillible et tout puissant, lui dit-il. Fais donc le bien de l’humanité en changeant les pierres en pain pour nourrir les affamés, jette-toi du haut du Temple et fais appel aux anges pour échapper à la mort, exerce le pouvoir absolu sur tous les royaumes de la terre. Jésus résiste à toutes ces tentations, à toutes ces prétendues manières de faire le bien qui sont perverses et mensongères. Au lieu de changer les pierres en pain, il partagera le pain avec les foules, fera de sa parole et de sa personne un pain de vie et d’amour. Injustement crucifié, il ne mettra pas à l’épreuve le Père de toute grâce qui est tout le contraire d’un Dieu magicien, arbitraire, instrumentalisé par des croyants idolâtres qui pensent qu’il est semblable à l’image fausse qu’ils se font de lui. Jésus ne descendra pas de la Croix et n’appellera aucun ange pour le défendre. Il se comportera en pasteur et en serviteur des pauvres et de l’humanité blessée.
Saint Paul, dans sa Lettre aux chrétiens de Rome, compare longuement Adam à Jésus.
Frères, nous savons que par un seul homme,
le péché est entré dans le monde, et que par le péché est venue la mort ;
et ainsi, la mort est passée en tous les hommes,
étant donné que tous ont péché.
Avant la loi de Moïse, le péché était déjà dans le monde,
mais le péché ne peut être imputé à personne tant qu’il n’y a pas de loi.
Pourtant, depuis Adam jusqu’à Moïse, la mort a établi son règne,
même sur ceux qui n’avaient pas péché
par une transgression semblable à celle d’Adam.
Or, Adam préfigure celui qui devait venir.
Mais il n’en va pas du don gratuit comme de la faute.
En effet, si la mort a frappé la multitude par la faute d’un seul,
combien plus la grâce de Dieu s’est-elle répandue en abondance sur la multitude, cette grâce qui est donnée en un seul homme, Jésus Christ.
Le don de Dieu et les conséquences du péché d’un seul
n’ont pas la même mesure non plus :
d’une part, en effet, pour la faute d’un seul, le jugement a conduit à la condamnation ; d’autre part, pour une multitude de fautes,
le don gratuit de Dieu conduit à la justification.
Si, en effet, à cause d’un seul homme,
par la faute d’un seul, la mort a établi son règne,
combien plus, à cause de Jésus Christ et de lui seul, régneront-ils dans la vie,
ceux qui reçoivent en abondance le don de la grâce qui les rend justes.
Bref, de même que la faute commise par un seul
a conduit tous les hommes à la condamnation,
de même l’accomplissement de la justice par un seul
a conduit tous les hommes à la justification qui donne la vie.
En effet, de même que par la désobéissance d’un seul être humain
la multitude a été rendue pécheresse,
de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera-t-elle rendue juste
Rm 5 12-19
Le regard de saint Paul est plein d’optimisme. Il prend comme point de départ le salut accompli par le Christ. De même qu’on présente le « péché originel » dans le Livre de la Genèse après avoir présenté la bonté originelle de Dieu et de toute la création, de même, Paul va comprendre l’universalité du péché à partir de l’universalité du salut en Jésus Christ. C’est en quelque sorte le Nouvel Adam qui éclaire le Premier d’une lumière nouvelle et vient restaurer en l’homme la bonté originelle voulue par Dieu.
De plus, il rappelle que péché et grâce ne sont pas sur un même plan d’équivalence. « Le don gratuit de Dieu et le péché de l’homme n’ont pas la même mesure ». Le péché de l’homme avec ses conséquences, est à la mesure de l’homme, de ses limites, de sa petitesse, de sa fragilité, tandis que l’amour de Dieu et la justification dans le Christ sont à la mesure de Dieu : grâce surabondante et sans limite. Ainsi, à trop et toujours insister sur le péché, à tout penser à partir du péché, on en vient à trahir le visage de Dieu et à désespérer l’homme. Et chaque fois que l’on désespère l’homme en ce qu’il a de plus petit et de plus fragile, on tombe dans le piège du tentateur, on commet le plus grand des péchés. Saint Paul nous invite à toujours prendre comme point de départ la mesure sans mesure de la bonté de Dieu en Jésus Christ le nouvel Adam qui sauve la multitude. Dans le psaume 50, le psalmiste se reconnaît pécheur, mais ensuite il chante la bonté de Dieu.
Ton pardon et la confiance que tu as en moi malgré mon péché,sont pour moi une fête, une joie, un nouveau départ dans ma vie.Ton pardon m’encourage et me redonne confiance en moi-même.Crée en moi un cœur nouveau, semblable à ton cœur, capable d’aimer.Renouvelle mon esprit, ton esprit saint en moi,rends-le capable d’écouter et de faire ce qu’il m’inspire dans ma conscience.Je veux rester ton ami, proche de toi.Ne me rejette pas loin, ne me chasse pas.Que ton pardon me sauve, me remplisse de joie,me donne un esprit généreux, désireux d’être bon comme toi.
Evangile selon saint Matthieu, Mt 4, 1-11