Interview donnée à La Croix, publiée le lundi 19 septembre 2022.
Jusqu’ici, le CCNE, qui a rendu plusieurs avis sur la fin de vie, s’était montré prudent sur l’aide active à mourir. Cette fois, il relève qu’à certaines conditions, cela peut répondre aux impératifs éthiques de notre société. Comment réagissez-vous à cet avis inédit ?
Sous prétexte de cas peu nombreux, le CCNE ouvre la voie à la relativisation de l’interdit de tuer. Pourtant, il reconnaît que c’est fondateur pour notre société. Il opère un grave bouleversement ! Il place différents droits les uns à côté des autres en cherchant un « équilibre » sans hiérarchisation. Sa réflexion est non aboutie sans vrais arguments éthiques. Affirmer l’interdit de tuer n’est pas une « intransigeance », comme le suggère le CCNE, mais le fruit d’une réflexion éthique qui établit la priorité !
Ce sera discuté lors de la Convention citoyenne annoncée par Emmanuel Macron…
Le débat annoncé mérite l’investissement de chacun et singulièrement celui des professionnels de santé, de ceux qui sont proches des malades et de leurs familles, de ceux qui expérimentent la réalité de la fin de vie dans sa complexité. Sur ce sujet délicat, seules les réflexions argumentées, nourries par une vision de l’être humain et mûries à l’écoute des expériences, peuvent nourrir un vrai dialogue où tous cherchent honnêtement la juste voie éthique pour toute la société.
Sur quels arguments allez-vous vous appuyer ?
La foi en Dieu apporte de précieuses lumières. Mais la raison a des arguments sérieux pour que l’interdit de tuer jette sa clarté sur tous les débats. Sur la fin de vie, nous avons plaidé en 2018 en faveur de la construction d’une fraternité. Cette construction passe – selon Paul Ricoeur – par l’alliance entre le patient et son soignant. Si nous ne sommes pas capables de construire une alliance avec un être humain fragilisé et souffrant, au point de le supprimer, notre société est en danger. La raison n’accepte pas la contradiction du CCNE quand, tout à la fois, il légitime cette suppression et pense qu’il est « intolérable » que des personnes dépendantes se sentent dévalorisées et exclues. Il doit aller au bout de sa réflexion quand il évoque « la superbe fécondité inhérente à l’expérience de la vulnérabilité ».
Pour les tenants de l’aide active à mourir, cela peut être vu comme un geste de compassion.
Le CCNE ose écrire que c’est un geste de fraternité. Quel abus de langage ! Quelle fraternité construit l’aide à mourir ? Aucune puisqu’on supprime la vie. La fraternité est construction d’une relation, d’un avenir, aussi court soit-il. Donner la mort ou faire en sorte que la personne meurt est une rupture définitive de relation. Au contraire, l’intention de soigner et d’accompagner quelqu’un pour qu’il ait des instants de vie les plus paisibles possibles, construit une fraternité de vie. Si la compassion n’engendre pas la vie, ce n’est pas de la compassion !
Quelles seraient les conséquences d’un changement de la loi ?
On perdrait l’interdit fondateur « tu ne tueras point », qui figure d’ailleurs dans le serment d’Hippocrate. Cet interdit indique une ligne rouge devant laquelle nous sommes collectivement conduits à discerner que cet autre fragilisé est notre frère, notre sœur à accompagner. Il en découle des obligations positives. Cela fait surgir en nous des ressources étonnantes d’humanité. Sans cet interdit, ces ressources ne surgiront plus et la société sera moins humaine, plus violente.
Je suis frappé, en visitant des unités de soins palliatifs, de la qualité de vie, de l’étonnante humanité qui s’y trouve. En revanche, dans l’acte qui fait mourir, il n’y a pas de vie, mais plutôt une blessure et moins d’humanité. Cet acte est une violence, même habillé de qualificatifs. La conscience humaine n’est pas faite pour cet acte, ni personnellement, ni socialement.
L’avis du CCNE s’appuie sur la notion de liberté et d’autonomie. De quelle autonomie parle-t-on ?
Le CCNE pense cette autonomie dans une société individualiste, alors que nous sommes des êtres de relations. L’individualisme n’est jamais le fin mot de l’histoire d’un être humain. Fragilisé, celui-ci expérimente la richesse de la relation. La personne dépendante, malade, peut exercer son autonomie en se remettant avec confiance aux soins d’autres. L’autonomie n’est pensable qu’à l’intérieur d’une relation qui donne sens, sinon elle risque d’enfermer l’individu dans un non-sens angoissant.
L’opinion publique a évolué ces dernières années et beaucoup de Français se disent ouverts à une évolution de la loi…
Ils le sont parce qu’on leur pose la question quand ils sont en pleine forme et parce qu’ils ignorent la pertinence des soins palliatifs. Ils sont victimes de la grave carence de l’État qui n’a pas développé une « culture palliative ».
Croyez-vous à l’intérêt de la convention citoyenne alors que les états généraux de la bioéthique ou plus récemment la convention citoyenne sur le climat ont suscité beaucoup de déceptions ?
Ces déceptions font douter de la démocratie. Il faut lui redonner ses lettres de noblesse. Je serais inquiet si la convention était mobilisée par cette seule pensée : il faut changer la loi car on meurt mal en France et il y a de la maltraitance… Quel simplisme ! Pour le moment, il est urgent de soigner l’hôpital et l’Ehpad pour que ceux qui ont mission de soigner soient reconnus et aient les moyens de le faire le mieux possible, en institution ou à domicile.
La loi actuelle sur la fin de vie suffit-elle vraiment ?
L’Avis du CCNE souligne que le système législatif actuel suffit pour tout ce qui concerne les pronostics vitaux engagés à court terme et qu’il faut « avant toute réforme » développer les soins palliatifs. La loi Clayes-Léonetti n’a que six ans. Son évaluation n’a pas été faite. On manque donc de critères. Il serait honnête d’analyser au préalable le vécu de cette loi et de pallier à ce qui manque pour qu’elle soit plus largement appliquée. Sinon, c’est la fuite en avant derrière ceux qui crient fort pour quelques situations. Depuis 1999, la loi veut que tout citoyen ait droit aux soins palliatifs. Cela est vrai, en fin de vie ou non. Or, 26 départements n’ont pas de soins palliatifs ! On sait tous que c’est urgent de promouvoir la « culture palliative » partout. Il est temps que l’État l’entende !
Recueilli par Céline Hoyeau