Qui donc était Jésus pour les hommes de son temps ? Plus que jamais on s’interroge encore aujourd’hui à son sujet dans toutes sortes d’études et de publications, chrétiennes ou non. Ce dimanche, saint Marc le présente faisant un petit sondage d’opinion auprès de ses disciples. Il leur pose une question en deux étapes.
Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples,
vers les villages situés aux environs de Césarée-de-Philippe.
Chemin faisant, il interrogeait ses disciples :
« Au dire des gens, qui suis-je ? » Ils lui répondirent :
« Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes.
Jésus semble avoir déjà une grande réputation, sans doute semble-t-il, pas seulement en Israël mais en terre païenne où il se trouve. Césarée-de-Philippe est située à 40 km au nord de la Mer de Galilée et sur la base du mont Hermon, là où se trouve l’une des plus grandes sources nourrissant l’eau du Jourdain. C’est dans les environs de cette ville qu’auront lieu la reconnaissance par Pierre de Jésus en tant que Messie, et aussi sa Transfiguration (Mt 16,13). Les gens ont des idées vagues sur sa personne. C’est un prophète, mais lequel ? Est-il Jean-Baptiste revenu à la vie, ou Élie dont le retour était prédit ou l’un des prophètes ? Jésus serait-il ainsi un revenant ? Bref, beaucoup sont perplexes. Jésus pose ensuite aux disciples la deuxième question qui les engage directement.
Il les interrogeait de nouveau :
« Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »
Pierre, prenant la parole, lui dit : « Tu es le Christ. »
Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne.
Il commença à leur enseigner
qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup,
qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes,
qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite.
Jésus disait cette parole ouvertement.
Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches.
Mais Jésus se retourna et, voyant ses disciples, il interpella vivement Pierre :
« Passe derrière moi, Satan !
Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Pierre, s’exprimant sans doute au nom de tous, reconnaît Jésus comme le Christ (le Messie). C’est pour cette raison qu’ils ont répondu à son appel et accepté de le suivre. Mais pour eux comme pour tous ceux qui suivent Jésus, le Messie attendu est perçu comme un libérateur plus politique que religieux. Pierre se trompe donc quand il se met à lui donner des leçons à Jésus et lui faire des reproches après son annonce du rejet qu’il va subir, de ses souffrances et de sa mort. Pierre se trompe quand il pense que Jésus doit se défendre avec les armes de ses ennemis, qu’il doit dire non à la mort qui l’attend. Comme ses amis il veut imposer au Christ son projet, ses manières de penser et d’agir.
La réaction de Jésus est nette et rude. Il interpelle vivement Pierre devant tous les disciples, car tous doivent entendre sa déclaration. Il le traite même de Satan. Il est vrai qu’au désert, Satan avait tenu le même discours que Pierre : si tu es le Fils de Dieu, change les pierres en pain, prends le pouvoir sur le monde, jette-toi du haut du temple et échappe à la mort. N’est-ce pas cela que le peuple attend d’un Messie glorieux, un chef religieux libérateur, vainqueur des occupants ? Il dit à Pierre que ses pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes. Et il lui donne un ordre : « Passe derrière moi ».
Jésus remet Pierre à sa place, qui est de se tenir derrière lui et non devant lui. Qui est-il pour donner des ordres au Christ l’envoyé de Dieu et pour lui dicter ce que doivent être ses choix et ses comportements ? Ce que pensent les disciples ne change en rien le projet de Jésus qui va son chemin. Étonnamment, cela ne change pas non plus la confiance qu’il fait à Pierre. C’est sur cet homme qui a raison et puis se trompe, qui dit sa foi et puis trahit, qui trahit mais qui pleure et qui plus tard revient pour affermir ses frères, c’est sur ce Simon, « sur cette Pierre qu’il bâtira son Église » (Mt 16,18).
Une Église qui lui ressemble bien encore quand elle veut se mettre en avant et ne suit pas les pas de son maître. Quand elle prend les chemins de la gloire et du pouvoir politique, et non pas ceux de la souffrance, de la miséricorde et du service. Quand elle se préoccupe d’elle-même et non de l’Évangile, elle se trompe elle aussi. Plus que jamais, à ceux qui se disent chrétiens et à chaque Église, Jésus pose encore sa question : « Pour vous, qui suis-je » ? Comme Pierre ils proclament leur foi en lui, mais parfois aussi se trompent à son sujet. Ils le renient quelquefois par lâcheté, ou plus sournoisement se réclament de lui pour des intérêts humains, personnels ou communautaires, contraires à ce qu’il a dit et fait. Mais parfois aussi ils reviennent à lui. Après s’être adressé à ses disciples et à Pierre, Jésus poursuit son propos. Il hausse le ton et s’adresse cette fois à la foule pour une déclaration solennelle.
Appelant la foule avec ses disciples, il leur dit :
« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même,
qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.
Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ;
mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.
Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier
si c’est au prix de sa vie ?
Que pourrait-il donner en échange de sa vie ?
(Mc 8, 27-35)
Jésus a posé deux questions à ses disciples au sujet de sa personne. Ils auraient pu eux aussi le questionner et lui demander : à tes propres yeux qui es-tu, d’où viens-tu, comment te représentes-tu ta mission ? (cf Jn 17,9). Mais son enseignement qui suit les paroles de Pierre est une réponse. Il dit quel Messie il choisit de ne pas être et la mission qu’il vient manifester. Celle-ci est de réaliser ce qu’avait annoncé le prophète Isaïe dans son « chant du serviteur » (ch 50-53) dont nous lisons un passage ce dimanche. Un texte formulé à la première personne en totale cohérence avec ce que Jésus annonce à ses disciples. On croit entendre déjà l’expression de sa confiance en son Père face à la Passion qu’il va subir et face à ses bourreaux.
Chaque matin, le Seigneur mon Dieu éveille,
il éveille mon oreille pour qu’en disciple, j’écoute.
Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille,
et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé.
J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient,
et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe.
Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats.
Le Seigneur mon Dieu vient à mon secours ;
c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages,
c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre :
je sais que je ne serai pas confondu.
Il est proche, Celui qui me justifie.
Quelqu’un veut-il plaider contre moi ? Comparaissons ensemble !
Quelqu’un veut-il m’attaquer en justice ? Qu’il s’avance vers moi !
Voilà le Seigneur mon Dieu, il prend ma défense ;
qui donc me condamnera ?
(Is 50, 5-9a)
Ce texte est d’une importance majeure dans la Bible, et particulièrement en ce qui concerne le lien fondamental entre le judaïsme et le christianisme. Retenons-en une petite phrase qui résume ce qu’a choisi et vécu Jésus : « Je ne me suis pas dérobé ». N’est-ce pas le chemin qu’il a pris et qu’il nous invite à suivre si nous sommes ses disciples ? Ne sommes-nous pas souvent tentés de nous dérober face à son Evangile ? Et aussi face aux œuvres du mal, face aux gens qui souffrent en diverses circonstances et particulièrement en ces temps de guerres ? Jésus a pris sur lui jusqu’au bout toutes les détresses humaines. Il ne s’est pas dérobé devant elles. À nous aussi de ne pas nous dérober à nos semblables quand ils sont en détresse.
La petite phrase d’Isaïe convient parfaitement aux conseils que donne saint Jacques, dans sa lettre dont nous lisons un extrait chaque dimanche. Il nous éclaire sur ce qu’est la manière de suivre le Christ qui marche devant nous et qui est notre maître, non pas pour nous dominer ou nous asservir, mais pour nous apprendre à servir ceux qui souffrent le froid et la faim. Pour nous apprendre comme lui à ne pas nous dérober. Faute de quoi nous sommes de mauvais disciples et notre foi est vaine.
Mes frères, si quelqu’un prétend avoir la foi,
sans la mettre en œuvre, à quoi cela sert-il ? Sa foi peut-elle le sauver ?
Supposons qu’un frère ou une sœur n’ait pas de quoi s’habiller,
ni de quoi manger tous les jours ; si l’un de vous leur dit :
« Allez en paix ! Mettez-vous au chaud, et mangez à votre faim ! »
sans leur donner le nécessaire pour vivre, à quoi cela sert-il ?
Ainsi donc, la foi, si elle n’est pas mise en œuvre, est bel et bien morte.
En revanche, on va dire : « Toi, tu as la foi ; moi, j’ai les œuvres.
Montre-moi donc ta foi sans les œuvres ;
moi, c’est par mes œuvres que je te montrerai la foi.
(Jc 2, 14-18)
Evangile selon saint Marc – Mc 8, 27-35