Interventions de Mgr Vincent Jordy et de Mgr Pierre d’Ornellas, Audition de la CEF par la commission spéciale sur le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie du mercredi 24 avril 2024.
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Madame la Présidente, mesdames et messieurs les parlementaires,
Nous voudrions avant tout vous remercier d’avoir l’occasion de pouvoir nous exprimer dans le cadre de cette audition à propos du projet de loi sur l’aide à mourir. Nous sommes bien conscients du fait que ce sujet est très complexe et qu’il faut l’aborder avec modestie. Il nous concerne tous car nous aurons tous à affronter la fin de notre vie et nous avons tous à accompagner des personnes en fin de vie autour de nous. Nous mesurons bien aussi les difficultés dans la mise en œuvre de l’actuel loi Claeys Leonetti, par exemple sur l’obstination déraisonnable, mais nous regrettons que cette loi ne soit pas pleinement mise en œuvre et que l’on veuille déjà de nouvelles dispositions légales.
Nous sommes sensibles aux soucis de vouloir promouvoir « un modèle français de la fin de vie » où le soin et l’accompagnement soit au centre, mais il ne nous semble pas que le projet de loi présenté aille dans ce sens. Pourquoi ? Parce que sans avoir suffisamment de données sur les besoins réels, il nous fait basculer vers un modèle qui rompt une digue essentielle, un principe structurant de notre société voire de notre civilisation, celui de l’interdit de tuer qui se trouve entre autres au cœur du serment d’Hippocrate. Cette loi introduit donc un déséquilibre. Pour opérer ce basculement et cette rupture nous observons avant tout que ce texte de loi ne dit pas clairement ce qu’il ouvre comme possibilités. Avec des soignants, des juristes, mais aussi de nombreux philosophes qui se sont exprimés. C’est aussi une observation du Conseil d’état. Nous regrettons que ne soient pas clairement évoqués ce que prévoit de fait le projet de loi, à savoir, l’euthanasie et le suicide assisté. Nous sommes également surpris de l’usage qui est proposé de la notion de fraternité, aujourd’hui, principe constitutionnel, qui assure en principe la solidarité dans les droits économiques et sociaux, et qui, justement devrait, avant toute chose, assurer une vraie égalité d’accès aux soins palliatifs après quatre lois depuis 1999. Ce qui n’est pas le cas, un français sur deux en étant exclu à ce jour. Nous accueillons positivement l’annonce d’un plan décennal, mais nous aimerions surtout être informé de son financement. Si nous avons des questions, concernant la manière de nommer les choses, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde » disait Camus, nous pensons que les conditions d’accès du projet de loi posent question. Mgr Pierre d’Ornellas en parlera dans un instant. Nous pensons, surtout que ces conditions d’accès ne sont pas durables, et que, comme dans les autres pays, ayant déjà mis en œuvre des législations similaires, elles sauteront progressivement. C’est ce qui conduit, comme on l’observe en Hollande, en Belgique, au Canada, à des risques de dérives, que de nombreux experts et articles de presse relèvent depuis des mois. Un rapport adopté par la commission sociale du Sénat l’an dernier, les résume très bien. Il souligne d’abord la manière dont peu à peu on a installé en France l’idée que l’aide active à mourir était la seule voie possible pour la fin de vie. Le rapport rappelle ensuite que donner la mort n’est pas un soin, et étudie l’évolution en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse et au Canada. Il souligne « dans ces pays qui ont légiféré quel que soit les restrictions adoptées au départ, le cadre n’a jamais tenu (ouverture aux mineurs, personnes en mal-être etc.). L’offre crée la demande ». Avec un « risque de banalisation », qui favorise même la poursuite delà pratique d’euthanasies clandestines comme en Belgique (un tiers des cas). Il relève enfin que « l’aspect purement utilitariste de la question n’est déjà plus un tabou avec comme un Canada des études sur les économies projetées grâce à l’aide active à mourir ». Nous sommes donc très soucieux et avec de nombreuses questions. Comment le cadre mise en place en France tiendra-t-il mieux qu’ailleurs ? Comment éviter la banalisation et surtout une pression sociale qui pourrait pousser les personnes fragiles et précaires à penser qu’elles sont de trop et à envisager l’aide active à mourir comme l’on soulignés deux soignantes dans l’Humanité dimanche en décembre dernier ? Elles soulignent « que l’on poussera les précaires vers la sortie ». Comment éviter une dérive économique libérale, ou la fin de vie devienne variable d’ajustement des comptes ? En un mot nous sommes inquiets quant aux effets sociaux d’un tel projet, (dimension intergénérationnelle, personnel soignant, etc) dans une société française qui déjà ne va pas bien.
Le principe « tu ne provoqueras pas la mort » est « aussi ancien que fondamental » (CE). Il est civilisateur et trouve dans notre loi ses multiples applications afin que nous puissions vivre ensemble selon de saines et authentiques relations humaines. Il oblige à l’éthique du respect inconditionnel et à l’éthique de la sollicitude pour le frère en vulnérabilité.
Eclairée par ce principe, la conscience humaine s’insurge contre l’acte humain de donner la mort à autrui. Elle en demeure marquée et se reconnaît blessée pour peu qu’elle en fasse relecture avec sérénité et clarté, en étant aidée par des professionnels de santé qui feront en sorte que le déni soit discerné et évité.
Légaliser l’acte létal n’apparaît donc pas comme un progrès mais comme une régression. Légaliser l’acte létal, selon la manière dont cela est présenté, peut apparaître comme un « dogme » qui s’impose envers et contre tout, en dépit de l’opposition d’une grande majorité des soignants et en dépit du manque d’analyse qui permettrait d’évaluer avec sérénité ce dont ont vraiment besoin nos concitoyens. Par exemple, il n’existe aucune évaluation des prescriptions médicales de la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès. Cette régression s’atteste dans de nombreuses contradictions.
Alors que la France a considérablement avancé sur le chemin des soins palliatifs et que tous reconnaissent aujourd’hui le bienfondé de tels soins, alors qu’ils peuvent progresser vis-à-vis de situations délicates grâce à la créativité des équipes soignantes et à la recherche, notamment avec l’IA, il est proposé un coup d’arrêt à ce progrès en offrant la possibilité de l’acte létal, comme si la mort donnée était la solution. Pourquoi ne pas largement favoriser la « sagesse pratique » dont parle le conseil d’Etat plutôt que de rendre légal par le droit l’acte létal ? Pourquoi trancher par le droit ce qui relève de cette sagesse éprouvée par le temps et la transdisciplinarité ? Pourquoi supprimer l’expression « soins palliatifs » en en changeant la définition, alors que cette expression est consacrée par le savoir-faire et le savoir-être de nombreuses équipes sur le terrain, alors que les soins palliatifs sont reconnus comme « essentiels » à la médecine par le Conseil de l’Europe ? Le Conseil d’Etat recommande de maintenir la définition des soins palliatifs.
Alors que le CCNE souligne le principe éthique de la généralisation des soins palliatifs avant tout changement législatif, il nous est proposé l’inverse : la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie avant le développement des soins palliatifs. L’Avis du CCNE repose sur un principe de raison : évaluer les demandes de mort quand tout citoyen qui en a besoin pourra bénéficier de soins palliatifs. La légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté avant de pouvoir évaluer en raison la situation à l’aune des soins palliatifs repose sur une attitude qui a été qualifiée de « compassionnelle » ou « émotionnelle », ce qui ne relève pas de l’éthique. La compassion est éthique quand elle sollicite l’effort de la raison et de la compétence pour trouver ce qui apaise la souffrance.
Alors qu’on attendait une compétence en soins palliatifs dans chaque EHPAD, ce qui est une demande urgente, on nous propose une « aide à mourir » par suicide assisté ou euthanasie qui s’impose en chaque EHPAD, puisque la clause de conscience est doublée d’une obligation de recourir à un médecin ou un infirmier qui pratiquera le geste létal. Ne convient-il pas de réfléchir au respect des équipes soignantes engagées depuis de nombreuses années dans des institutions ou la demande de geste létal est quasiment inexistante, en mettant au point une clause de conscience institutionnelle ce qui appartiendra au « modèle français » de la fin de vie ? Alors qu’on voudrait tous parler avec clarté (comme le font les autres pays) en nommant les actes tels qu’ils sont afin de nourrir le débat démocratique dans la vérité, on cache l’acte d’assistance au suicide et l’acte d’euthanasie sous le vocable « d’aide à mourir » sous prétexte que c’est « simple et humain ». Mais, ce qui est humain, c’est la vérité. Alors qu’on encadre strictement l’aide à mourir, on n’interdit pas dans ce projet de loi la promotion de l’aide à mourir, du suicide assisté ou de l’euthanasie. Est-il possible de préciser que cette promotion est interdite ?
Alors qu’il est manifeste que donner la mort n’est pas un soin et ne le sera jamais, on englobe l’acte de donner la mort sous la formule de « l’aide à mourir », expression courante qui désigne déjà ce que font les soignants et les bénévoles dans les unités de soins palliatifs et d’accompagnement. Devenue un terme juridique, cela risque de banaliser le geste létal en faisant croire qu’il est un soin ou un geste d’accompagnement. Or, l’acte létal brise l’accompagnement et stoppe le soin.
Alors que la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès est habitée par l’intention d’apaiser la souffrance en laissant venir la mort qui survient en raison de la pathologie, il est proposé à des soignants et à des proches d’avoir l’intention de donner la mort sans se soucier des conséquences de cet acte sur les proches, sur l’équipe soignante, sur la société.
Alors qu’on nous dit que les critères d’accès à l’euthanasie ou au suicide assisté sont stricts et que l’acte « d’aide à mourir » est très encadré, on en ouvre les possibilités de façon très large en donnant comme critères « la souffrance insupportable » et la grave altération du discernement. « La souffrance insupportable » est mentionnée dans la loi Clayes-Leonetti quand celle-ci est engendrée par la décision du médecin d’arrêter un traitement en engageant ainsi le pronostic vital à court terme. Le Conseil d’Etat recommande que la « souffrance insupportable » soit due à l’arrêt d’un traitement, afin d’éviter que cette une souffrance jugée par le patient comme insupportable soit un critère d’éligibilité à « l’aide à mourir ». Or, elle est éminemment subjective et devient un critère d’éligibilité à « l’aide à mourir ». Autant la « souffrance réfractaire » est capable d’évaluation médicale objective, autant la souffrance insupportable ne l’est pas. Et que signifie la grave altération du discernement ? Y aurait-il des altérations du discernement qui seraient réelles tout en n’étant pas graves ? Comment le curseur sera-t-il posé ? L’altération du discernement n’apparaît donc plus comme un obstacle au geste létal, pourvu qu’elle ne soit pas « grave ».
Alors que les critères se veulent précis pour encadrer la prescription du geste létal, il est proposé que ce soit dans les situations où le pronostic vital est engagé « à moyen terme ». Mais que signifie cette expression ? Comment évaluer avec exactitude ce « moyen terme » ? La loi devra-t-elle en préciser les limites ? Quel médecin est-il capable de prédire la mort « à moyen terme » ? L’ordre des médecins a demandé une précision à ce sujet. La HAS a été consultée. Alors qu’on promeut l’exercice de la médecine selon l’éthique attestée par le serment d’Hippocrate que prête le médecin, et dont la traduction dans notre loi est : le médecin « n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort » (ce qui est aussi demandé aux infirmiers), on demande à un médecin de prescrire l’acte létal. Faudra-t-il bannir le serment d’Hippocrate pour tous les étudiants qui s’apprêtent à exercer la médecine ? Si c’était le cas, ce serait le signe d’un basculement anthropologique majeur. Si ce n’est pas le cas, on instaure une hypocrisie légale.