Tous enfants d’un même Père, nous sommes pétris de la même humanité et invités à vivre dans la fraternité et l’amour mutuel. C’est l’essentiel du message de Jésus, et c’est aussi son projet de vie. En saint Jean, ce qu’il déclare à ses disciples avant sa mort va plus loin encore.
Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés.
Demeurez dans mon amour.
Si vous gardez mes commandements,
vous demeurerez dans mon amour,
comme moi, j’ai gardé les commandements de mon Père,
et je demeure dans son amour.
Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous,
et que votre joie soit parfaite.
Mon commandement, le voici :
Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
Il n’y a pas de plus grand amour
que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande.
Je ne vous appelle plus serviteurs,
car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ;
je vous appelle mes amis,
car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître.
Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis,
afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure.
Alors, tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera.
Voici ce que je vous commande : c’est de vous aimer les uns les autres.
Jn XV 9-17
Dans sa première Lettre, saint Jean reprend souvent les paroles de Jésus et les commente pour les premières communautés chrétiennes.
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres,
puisque l’amour vient de Dieu.
Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu.
Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour.
Voici comment l’amour de Dieu s’est manifesté parmi nous :
Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde
pour que nous vivions par lui.
Voici en quoi consiste l’amour :
ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés,
et il a envoyé son Fils en sacrifice de pardon pour nos péchés.
1 Jn, 7-10
A l’altérité de Dieu doit correspondre le respect absolu de l’altérité des autres, l’amour pour eux. Les aimer comme des semblables et cependant différents, et même peut-être nos adversaires, nos ennemis. Cet appel du Christ vaut pour les membres d’une même famille, nation ou religion. Mais il est novateur quand il s’agit de gens différents par leur race, leur religion, leur culture ; des personnes hors-normes ou des peuples en guerre.
Dans les Actes des apôtres, saint Luc montre comment Pierre a mis en pratique les paroles de Jésus son maître et son ami, et ses attitudes. C’est avec fraternité et amitié qu’il se comporte avec un païen qui lui est inconnu. Luc raconte la conversion de Pierre comme il vient de raconter celle de Paul. Toutes deux concernent l’appel à l’annonce de l’Évangile aux non-juifs. Pierre a quitté Jérusalem, et « il se déplace continuellement », raconte saint Luc (Ac 9,32). Il loge à Jaffa sur le bord de la Méditerranée, chez un certain Simon, un travailleur du cuir. Hébergé par un homme dont le métier est considéré comme impur dans le monde juif de l’époque, parce qu’il est un travail sur une peau d’animal.
Au cours de sa prière de midi, lui est révélé par l’Esprit Saint qu’il doit rencontrer un païen. Il obéit, prend la route vers la maison d’un homme qui s’appelle Corneille, lequel lui aussi marche à sa rencontre. Pierre le juif a même l’audace d’entrer chez lui, un païen, de manger avec lui, toutes choses interdites dans sa religion. Ainsi commence la vie de l’Église dans la culture non-juive, et chaque détail du texte donne de quoi réfléchir sur la manière d’annoncer l’Évangile aujourd’hui encore. Tout d’abord le récit de la rencontre entre Pierre et Corneille.
Comme Pierre arrivait, Corneille vint à sa rencontre
et, tombant à ses pieds, il se prosterna.
Mais Pierre le releva en disant : « Lève-toi.
Je ne suis qu’un homme, moi aussi. »
Pierre a quitté Jérusalem pour se rendre à Césarée. C’est lui qui a pris l’initiative de sortir du haut-lieu de sa religion, et de se rendre aux « périphéries ». Il est en train de quitter son cadre familier de vie et aussi sa représentation juive du monde et de Dieu. Condition importante pour toute mission d’évangélisation. Sortir de son monde habituel pour aller à la rencontre de l’autre, des autres. Voilà encore dans les Actes des apôtres un des signes, un des fruits de la résurrection du Christ. De même que le Christ est sorti du tombeau, l’Église sort de ses enclos, de ses frontières pour s’en aller marcher sur les routes humaines, afin d’annoncer au monde entier la bonne nouvelle du salut.
Même démarche spirituelle chez Corneille. Lui aussi, bien que païen – sans doute sympathisant du judaïsme –, est travaillé de l’intérieur par l’Esprit du ressuscité. Lui aussi sort de sa maison et s’avance à la rencontre de Pierre qui vient lui rendre visite. Il n’est pas un homme installé ou retranché dans ses murs, mais un homme en recherche. Il a déjà rencontré dans son cœur la lumière du Christ. Il a déjà été visité par l’Esprit Saint qui lui a inspiré d’aller vers Pierre pour l’accueillir chez lui. C’est sur la route que Pierre et Corneille vont se rencontrer, à la croisée de leurs deux cheminements, de leurs deux exodes, de leurs deux recherches. Les voilà à égalité, tous deux hors de chez eux.
Quand on marche sur une route, les attitudes habituelles de révérences et de politesse peuvent paraître incongrues et superflues. Corneille, d’abord, se prosterne à terre, aux pieds de Pierre. Mais celui-ci le relève. Encore un geste de résurrection. Ce n’est pas à des êtres humains couchés à terre, en position basse, que Dieu s’est fait connaître en Jésus Christ, mais à des êtres humains en marche et debout. D’homme à homme, dans une posture de partenariat et de service.
Pierre se souvient de l’attitude et des paroles de Jésus, son maître et ami, de son regard critique sur les titres et les hiérarchies. « Ne vous faites pas donner le titre de maître, disait-il, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères. Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur » (Mt 23, 8-11). Rappelons-nous tous les gestes de Jésus pour relever ses frères et sœurs en humanité. Cette phrase de Pierre doit encore s’inscrire au plus profond de tout chrétien, de tout serviteur et ministre de l’Église : « Reste debout. Je ne suis qu’un homme moi aussi ». Et les voilà faisant route ensemble. Dans la suite du récit, non mentionnée dans le missel, Luc raconte l’entrée de Pierre dans la maison de Corneille, devant une nombreuse assistance.
Tout en conversant avec Corneille, Jésus entra
et il trouva beaucoup de gens réunis.
Il leur dit : « Vous savez qu’un Juif n’est pas autorisé
à fréquenter un étranger ni à entrer en contact avec lui.
Mais à moi, Dieu a montré qu’il ne fallait déclarer interdit ou impur
aucun être humain.
C’est pourquoi, quand vous m’avez envoyé chercher,
je suis venu sans réticence.
Pierre entre chez Corneille tout en poursuivant la conversation avec lui, peut-être sans se rendre compte qu’il transgresse ses règles religieuses. Les chrétiens d’origine juive lui en feront grief à Jérusalem : « Tu es entré chez des hommes qui ne sont pas circoncis, et tu as mangé avec eux ! » (Ac 11,3) Ainsi, il faudra du temps aux disciples de Jésus pour mettre en pratique ce qu’il leur avait pourtant dit au sujet de la pureté (Mc 7) et pour imiter son comportement vis-à-vis des malades, des étrangers, des pécheurs considérés comme impurs. Pierre a franchi le pas, et en présence de la maisonnée de Corneille il déclare :
En vérité, je le comprends, Dieu est impartial :
il accueille, quelle que soit la nation,
celui qui le craint et dont les œuvres sont justes.
La parole de Pierre est en pleine cohérence avec son attitude. Il affirme clairement la spécificité chrétienne. Elle consiste à ne pas faire de différence entre les hommes, alors que souvent les religions favorisent et entretiennent les hiérarchies, les castes, les inégalités. Et surtout des interdits ou des lois concernant la vie sociale, notamment la nourriture, le vêtement, le sexe. C’est l’aspect paradoxal du christianisme. Il s’agit bien d’une manière particulière de croire, quand on est disciple de Jésus. Pierre déclare que Dieu ne fait pas de différence entre les hommes. On pourrait traduire aujourd’hui : qu’importe qu’ils soient hommes ou femmes, jeunes ou vieux, juifs ou grecs, blancs ou noirs. Ou parfois encore qu’ils soient conformes ou non à des traditions et des normes. Dans son exhortation « Amoris laetitia » le pape François nous a invités à accueillir toute personne avec bienveillance, à ne pas juger selon des catégories morales a priori mais à accompagner sur un chemin de vérité et de foi, et à faire preuve de discernement selon les situations singulières et l’histoire de chacun.
La suite du récit d’aujourd’hui est abrégée. Le long et magnifique témoignage de Pierre est un résumé de la foi.
Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit
sur tous ceux qui écoutaient la Parole.
Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine,
furent stupéfaits de voir que, même sur les nations,
le don de l’Esprit Saint avait été répandu.
En effet, on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu.
Pierre dit alors : « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême
à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? »
Et il donna l’ordre de les baptiser au nom de Jésus Christ.
Alors ils lui demandèrent de rester quelques jours avec eux.
Ac 10,25-26. 34-35. 44-48
Ce texte de saint Luc invite d’abord les chrétiens à ne pas craindre de se déplacer, de sortir de leurs cadres de vie et de pensée, et à croire que l’Esprit Saint est à l’œuvre dans toute personne, sans distinction. Et aussi à croire que le témoignage rendu à l’Évangile, le fait de converser en toutes circonstances, permet à l’Esprit Saint de susciter ou confirmer la foi dans le cœur de ceux qui les entourent.
Maurice Bellet était prêtre, théologien, psychiatre et grand écrivain. Gravement malade il pensa qu’il allait mourir et il écrivit ce texte.
J’approche de la mort, j’attends encore.
Il me semble du moins que j’entends enfin
ce que j’essaie de dire depuis trente ans, depuis toujours.
Et c’est une chose simple, absolument simple.
Qu’est-ce qui nous reste ? Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ?
Ceci : que nous soyons humains envers les humains,
qu’entre nous demeure l’entre nous qui nous fait hommes.
Car si cela venait à manquer, nous tomberions dans l’abîme,
non pas du bestial, mais de l’inhumain ou du déshumain,
le monstrueux chaos de terreur et de violence où tout se défait.
Cette mutuelle et primitive reconnaissance,
c’est en un sens le banal et l’ordinaire de la vie.
C’est ce qui s’échange dans le travail partagé,
dans les gestes simples de la tendresse,
dans les conversations au contenu peut-être dérisoire,
mais où pourtant l’on converse, face à face, présents pour s’entendre.
C’est ce qui subsiste et resurgit dans les situations extrêmes :
quand quelqu’un va mourir (du sida, d’un cancer, de vieillesse…),
quand quelqu’un, par âge ou par accident, est réduit à l’hébétude,
ou qu’il se trouve noué dans l’angoisse,
ou quand une mère regarde pour la première fois
l’enfant qui vient de sortir d’elle.
Alors arrive qu’un presque rien, la lumière d’un visage,
la musique d’une voix, le geste offert d’une main, tout d’un coup disent tout.
(Incipit DDB 1998.)
Evangile selon saint Jean – Jn15, 9-17