Après Noé, Abraham, voici Moïse et avec lui un nouveau moment de l’histoire de l’Alliance. Ce que Dieu avait annoncé à Abraham se réalise bien plus tard lors de la naissance d’Israël comme peuple libéré de l’esclavage en Égypte. Ce n’est plus un patriarche qui reçoit la révélation de l’Alliance de Dieu mais un peuple, par l’entremise de Moïse son guide prophétique. Pour sceller l’Alliance renouvelée, Moïse reçoit de la part de Dieu un ensemble de commandements à respecter. Ils constituent ce qu’on appellera en Israël « la Loi » et se présentent comme une feuille de route ou une charte de bonheur, de paix, de liberté, pour Israël mais aussi pour toute l’humanité. La liturgie nous propose un long texte du livre de l’Exode.
D’abord les fondements de l’Alliance entre Dieu et son peuple.
Sur le Sinaï Dieu prononça toutes les paroles que voici :
« Je suis le Seigneur ton Dieu,
qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage.
Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi.
Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux,
ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre.
Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, pour leur rendre un culte.
Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux :
chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils,
jusqu’à la troisième et la quatrième génération ;
mais ceux qui m’aiment et observent mes commandements,
je leur montre ma fidélité jusqu’à la millième génération.
Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu,
car le Seigneur ne laissera pas impuni celui qui invoque en vain son nom.
Puis l’instauration du jour du Sabbat.
Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier.
Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ;
mais le septième jour est le jour du repos,
sabbat en l’honneur du Seigneur ton Dieu :
tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur,
ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui est dans ta ville.
Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre,
la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour.
C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a sanctifié.
La déclaration première et solennelle de Dieu se fonde sur son Alliance avec Israël. Son expression est semblable à celle prononcée pour des épousailles avec ce peuple qu’il choisit comme sa part personnelle, dont la mission est d’inaugurer un vivre ensemble nouveau, au milieu de tous les peuples : Je suis le Seigneur ton Dieu, qui a fait de toi un peuple libre, déclare-t-il. Le repos du Sabbat est le mémorial de la libération et le signe de la liberté pour un peuple esclave à qui tout repos était interdit. Un peuple dont la vocation est de ne pas se rendre à nouveau esclave de divinités qu’il se fabriquerait à l’image de ses pulsions et de ses convoitises de possession, de domination et de toute connaissance. Un peuple appelé à la bénédiction du Dieu qui l’aime, qui lui fait grâce et qui le veut heureux.
Des règles de vivre commune
Honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre
que te donne le Seigneur ton Dieu.
Tu ne commettras pas de meurtre.
Tu ne commettras pas d’adultère.
Tu ne commettras pas de vol.
Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ;
tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain,
ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne :
rien de ce qui lui appartient. »
Ex 20, 1-17
Ces commandements sont formulés de manière négative : ils interdisent le culte des idoles, l’invocation du nom de Dieu pour le mal, le meurtre, l’adultère, le vol, le faux témoignage, la convoitise des biens d’autrui. Sept conditions pour qu’un peuple puisse vivre dans la liberté, la justice, la paix et la dignité. Formulés dans des verbes au « futur », ils ressemblent à des souhaits, des règles de vie plus qu’à des ordres absolus. Deux commandements sont exprimés de manière positive : l’honneur à rendre à Dieu par le repos du Sabbat, et l’honneur à rendre aux parents.
Ainsi l’Alliance de Dieu avec l’humanité se concrétise en une manière de vivre en alliance entre humains au sein d’un peuple, d’une famille. Un vivre ensemble exprimant la manière dont Dieu conçoit son Alliance avec tous les peuples de la terre. Apparaît ici le fondement d’une sociabilité humaine sur le droit et non sur l’arbitraire, sur le respect et la dignité de la personne humaine et non sur la violence, l’exploitation, l’oppression. Le droit peut se définir dans le Décalogue comme l’établissement de limites dans la vie sociale et d’un devoir pour chacun de les respecter, comme une responsabilité vis à vis des autres. On est loin d’une certaine conception moderne ou postmoderne pour qui les droits de l’homme et sa liberté se réduiraient aux droits de l’individu de vivre sans limites. Ce qui est premier c’est le « tu/vous/nous » et non le « moi/je ».
La notion de peuple organisé comme un État de droit renvoie à la réalité la plus noble et la plus achevée de l’expérience humaine. Elle représente la sortie d’un monde de violence et de domination où règnent les plus forts, un passage des états de fait à des États de droit. Dans les clans, les tribus, les ethnies, les nations humaines existe souvent une volonté de s’enclore dans une identité, de s’affirmer en s’opposant, avec le rêve d’être supérieurs aux autres et de les dominer par les armes de la richesse et de la guerre. Tel ne doit pas être le cas pour le peuple de l’Alliance, le peuple de Dieu, le peuple qui a vocation prophétique de ressembler à Dieu et de porter son projet pour l’humanité. Sa vocation est de vivre comme un peuple libre, pacifique, fraternel, pratiquant avant tout la vérité et la justice. La Bible nous présente la Loi comme une révélation de la part du Dieu de l’Alliance, un cadeau sans prix qui est source et condition de bonheur pour son peuple et pour l’humanité. Elle est un horizon et une boussole.
La méchanceté des hommes avait suscité la déception de Dieu et provoqué le déluge. Plus tard, c’est leur façon de pratiquer la Loi et d’en oublier l’esprit qui souvent le décevra. Dans le récit de l’Évangile de Jean, Jésus est déçu lui aussi, jusqu’à être rempli de colère et à faire preuve de violence, face à ce qui se passe dans le Temple de Jérusalem.
Comme la Pâque juive était proche, Jésus monta à Jérusalem.
Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs,
de brebis et de colombes, et les changeurs.
Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple,
ainsi que les brebis et les bœufs ;
il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs,
et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici.
Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. »
Ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit :
L’amour de ta maison fera mon tourment.
Des Juifs l’interpellèrent :
« Quel signe peux-tu nous donner pour agir ainsi ? »
Jésus leur répondit :
« Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. »
Les Juifs lui répliquèrent :
« Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire,
et toi, en trois jours tu le relèverais ! »
Mais lui parlait du sanctuaire de son corps.
Aussi, quand il se réveilla d’entre les morts,
ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ;
ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite.
Pendant qu’il était à Jérusalem pour la fête de la Pâque,
beaucoup crurent en son nom, à la vue des signes qu’il accomplissait.
Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous
et n’avait besoin d’aucun témoignage sur l’homme ;
lui-même, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme.
Jn 2, 13-25
La demeure consacrée à la bénédiction est devenue maison de commerce. Le culte et la pratique de la Loi ont eu et ont toujours du mal à s’ajuster l’un à l’autre. Il n’est pas facile pour les membres d’un peuple, qui ont vécu longtemps dans un rapport maître-esclave, d’inventer un rapport d’égalité-fraternité, quand ils ont été victimes d’une soumission servile et aveugle. D’inventer un rapport de débat et de liberté d’expression, quand ils ont pratiqué un culte de sacrifices sanglants. De n’offrir que des sacrifices de louange et d’action de grâce qui se concrétisent en pratiques de justice dans les rapports humains. Les prophètes ont dénoncé violemment les sacrifices humains, les offrandes d’animaux offerts au Temple pour rendre un culte à Dieu.
Jésus reprend à son compte cette dénonciation. Dans l’Evangile de Marc sa colère s’est manifestée dans une synagogue où il était interdit de guérir le jour du sabbat (Mc 3, 5). Dans celui de Jean, il s’exprime dans le Temple face à ce qui lui paraît insupportable : l’atteinte à l’honneur de Dieu son Père, ou à la dignité des pauvres. Ce Temple de Jérusalem, symbole de la présence gracieuse du Dieu de l’Alliance au milieu de son peuple, et devenu le lieu d’un culte idolâtrique et de profit. Le peuple de l’Alliance en est venu à traiter son Dieu comme une divinité archaïque qui tient boutique, se nourrit du sang des sacrifices, une divinité objet de négoce, de tractations financières, d’exploitation des pauvres. Perversion suprême : la grâce est devenue objet de commerce, l’Alliance objet de marchandise et de marchandage, et Dieu une part de marché. Et cela même dans son Temple, sa propre maison, tenue par ses fidèles et ses représentants.
Jésus s’en prend particulièrement aux marchands de tourterelles qui sont les offrandes des pauvres. Des pauvres comme étaient sans doute ses parents. Pour le présenter au Temple ses parents n’avaient-ils pas offert « le sacrifice prescrit par la loi du Seigneur : un couple de tourterelles ou deux petites colombes ». (Luc 2 24) Ainsi, dans la maison du Dieu de l’Alliance, même les pauvres doivent payer et faire couler du sang de colombes pour prier et remercier le Dieu de toute grâce, de toute consolation, de toute miséricorde.
Où en sont les « dix commandements » aujourd’hui ? Où en est l’esprit du droit et de la justice sur notre planète ainsi que le respect de tout être humain ? Que signifie le nom de Dieu quand les religions se réclamant de lui l’instrumentalisent et le prononcent pour justifier un pouvoir despotique ou encore le meurtre, le mensonge, l’exploitation des pauvres, le mépris des femmes et des enfants, le refus des différences ?
Le Christ n’a pas aboli la Loi, il l’a accomplie (Mt 5, 17). Mais sa manière de l’interpréter et de la vivre a surpris et remis en cause les mentalités de son temps, comme l’écrit saint Paul le juif pharisien converti aux chrétiens de culture grecque de Corinthe. Les Églises du Christ doivent toujours se rappeler que leur fondateur était un homme crucifié qui avait proclamé heureux les pauvres.
Alors que les Juifs réclament des signes miraculeux,
et que les Grecs recherchent une sagesse,
nous, nous proclamons un Messie crucifié,
scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes.
Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient Juifs ou Grecs,
ce Messie, ce Christ, est puissance de Dieu et sagesse de Dieu.
Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes,
et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.
1 Co 1, 22-25
Dans l’Église naissante, saint Pierre se mettra en colère lui aussi à propos du lien entre culte et argent. Jean et lui imposent les mains à des samaritains baptisés pour qu’ils reçoivent l’Esprit Saint dont ils ignorent encore l’existence. En les voyant agir, un certain Simon leur attribue un pouvoir magique et leur offre de l’argent en disant : « Donnez-moi ce pouvoir, à moi aussi ». Pierre lui dit : « Périsse ton argent, et toi avec, puisque tu as estimé pouvoir acheter le don de Dieu à prix d’argent ! » (Ac 8 14-24)
Evangile selon saint Jean – Jn2, 13-25