À mesure qu’il avance dans son Evangile, saint Marc présente Jésus en train de guérir les malades et de chasser les esprits mauvais. Pour bien comprendre le sens de ses œuvres de salut, il importe de les situer dans le cadre des mentalités et des contextes de son époque. La maladie, l’infirmité, la fièvre ne sont pas considérées uniquement d’un point de vue anatomique. Ce sont des réalités qui concernent toute la personne : le corps et ses organes bien sûr, mais en même temps les troubles intérieurs qui l’habitent et la perturbent. Tous ces maux peuvent être perçus comme les œuvres de pouvoirs divins ou démoniaques, dans la perspective de punitions, d’envoûtement, de possession. La maladie, l’infirmité, les fièvres manifestent l’emprise du mal et font que la personne malade ou infirme peut être considérée comme coupable – elle ou ses parents – de quelque faute ou péché, dangereuse pour son groupe social qui l’exclut, la condamne et la juge. Corps, esprit, vie sociale et religieuse sont étroitement concernés.
Le livre de Job nous raconte ainsi l’histoire d’un juste sur lequel se sont accumulés les pires malheurs, et que ses amis veulent convaincre de sa culpabilité. S’il souffre et subit des malheurs, c’est qu’il a péché, pensent-ils. La plainte de Job dans la lecture de ce dimanche est universelle. Elle trouve bien des résonances en ceux qui, en tout temps et en tous lieux, n’en finissent pas de souffrir dans leur corps et dans leur esprit et qui souffrent aussi du regard que porte sur eux leur entourage.
Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée,
il fait des journées de manœuvre.
Comme l’esclave qui désire un peu d’ombre,
comme le manœuvre qui attend sa paye,
depuis des mois je n’ai en partage que le néant,
je ne compte que des nuits de souffrance.
À peine couché, je me dis : “Quand pourrai-je me lever ?”
Le soir n’en finit pas : je suis envahi de cauchemars jusqu’à l’aube.
Mes jours sont plus rapides que la navette du tisserand,
ils s’achèvent faute de fil.
Souviens-toi, Seigneur : ma vie n’est qu’un souffle,
mes yeux ne verront plus le bonheur.
Jb 7, 1-4.6-7
Jésus a libéré un homme d’un esprit mauvais alors qu’il était en prière dans la synagogue. Le voici qui affronte la maladie et accomplit une guérison dans une maison de famille. Nous en sommes encore au premier chapitre de l’Évangile selon saint Marc, aux premiers signes posés par Jésus, à ses premiers miracles. Alors que le premier concernait un homme, le deuxième concerne une femme. Tous deux sont habités par des esprits mauvais. Comme à l’accoutumée, le récit de Marc est d’une grande sobriété et discrétion.
Aussitôt sortis de la synagogue,
ils allèrent, avec Jacques et Jean, dans la maison de Simon et d’André.
Or, la belle-mère de Simon était au lit, elle avait de la fièvre.
Aussitôt, on parla à Jésus de la malade.
Jésus s’approcha, la saisit par la main et la fit lever.
La fièvre la quitta, et elle les servait.
L’événement se passe dans un cadre familial discret. On est loin du merveilleux, du spectaculaire, tel que peuvent le cultiver les amateurs de prodiges, d’émotions fortes. On est loin des miracles où des guérisseurs usent d’incantations et de formules souvent abracadabrantes pour afficher leur pouvoir magique. Cela se passe à la maison de Simon et André, amis de Jésus, en présence aussi de Jacques et Jean. Le récit est sobre. Il ne nous est rien dit de la maladie de la belle-mère de Pierre ; rien non plus de son épouse ni de leurs enfants. Les curieux en sont pour leurs frais. Il est question de fièvre. Au temps de Jésus on attribue souvent à la fièvre une origine démoniaque. On lie mal physique, mal moral et mal spirituel. Jésus accomplit en quelque sorte un « exorcisme ». Ce mot est synonyme de délivrance d’une personne dont l’esprit est tourmenté de diverses manières. Ce que Marc veut exprimer avant tout c’est que ce geste banal et fraternel que Jésus accomplit est un acte messianique, un acte de salut et de résurrection.
Trois verbes suggèrent comment il s’y prend pour guérir la malade. Il s’approche d’elle, la prend par la main et il la fait « lever » (mot à mot : il la lève). Trois attitudes, trois gestes d’une grande humanité, sans parole. Quand Marc écrit que Jésus la fait lever, il emploie le même verbe que celui qu’il utilisera quand le jeune homme vêtu de blanc annoncera aux femmes près du tombeau, que Jésus est « ressuscité ». Il reprend aussi le verbe utilisé par Job en sa plainte : « À peine couché, je me dis : quand pourrai-je me relever ? » Être levé, être réveillé, être ressuscité, trois manières d’exprimer l’action de salut accomplie par Jésus dont le nom signifie « Dieu sauve ». « La fièvre la quitta et elle les servait. » Guérison et service vont de pair dans le récit. Marc emploie le verbe grec diakonein, au sens de servir à table, alors qu’au temps de Jésus (comme l’indique l’exégète Charles Perrot) cela était inhabituel, le rôle des femmes se limitant à ce qui se passait aux cuisines. Cette femme est guérie dans son corps mais aussi dans sa dignité de femme. Elle sera la première « diaconesse » !
La simplicité du récit de Marc indique comment nous comporter les uns vis-à-vis des autres lorsque survient une maladie. Jésus s’approche d’elle, écrit Marc, faisons comme lui. La maladie apporte souvent de l’isolement, aujourd’hui surtout lorsque surviennent les confinements. Dans une culture qui valorise sans cesse l’efficacité, la beauté, la santé et la bonne forme physique, tant pis pour les malades, les handicapés ; on les éloigne ou bien l’on s’éloigne d’eux. Et puis il y a le prétexte des murs de la vie privée. On n’ose plus frapper aux portes, par peur soi-disant de déranger. Une visite, pour tenir la main d’une personne malade, une conversation au téléphone, pour l’écouter et la réconforter, voilà pourtant qui peut la délivrer et la remettre spirituellement debout.
Retenons aussi le lien entre la guérison de cette femme et le fait qu’elle se met à servir. L’expérience de la maladie est vécue de manière négative. Mais elle peut aussi nous rendre plus humains et plus proches des autres. Plus disposés à les écouter et à les servir lorsqu’ils sont dans l’épreuve. Plus aptes aussi à redonner de l’importance dans nos préoccupations et nos emplois du temps à la compassion et à l’amitié.
Après ce récit de guérison, nous voyons s’élargir le rayon d’action de Jésus.
Le soir venu, après le coucher du soleil,
on lui amenait tous ceux qui étaient atteints d’un mal
ou possédés par des démons.
La ville entière se pressait à la porte.
Il guérit beaucoup de gens atteints de toutes sortes de maladies,
et il expulsa beaucoup de démons ;
il empêchait les démons de parler, parce qu’ils savaient, eux, qui il était.
Le lendemain, Jésus se leva, bien avant l’aube.
Il sortit et se rendit dans un endroit désert, et là il priait.
Simon et ceux qui étaient avec lui partirent à sa recherche.
Ils le trouvent et lui disent : « Tout le monde te cherche.
Jésus leur dit : « Allons ailleurs, dans les villages voisins,
afin que là aussi je proclame l’Évangile ;
car c’est pour cela que je suis sorti. »
Et il parcourut toute la Galilée,
proclamant l’Évangile dans leurs synagogues, et expulsant les démons.
Mc 1, 29-39
Les nouvelles vont vite et tant mieux quand elles sont bonnes ! Après l’espace religieux de la synagogue, l’espace privé de la maison de Pierre, l’espace où Jésus doit accomplir sa mission, c’est toute la ville qui se presse à la porte. Puis ce sera toute la Galilée, et tous les « ailleurs » du monde, en attente de l’Évangile. Retenons les trois aspects de la libération accomplie par Jésus. D’abord, il proclame la Bonne Nouvelle : paix, bonheur, vie et santé aux hommes de la part de Dieu. Ensuite, au lieu de l’obsession de respect des normes, il privilégie l’ouverture des cœurs. Il guérit les maladies du corps et de l’esprit, pour que les gens se lèvent, marchent, se fassent serviteurs.
Saint Paul, lui aussi, a été guéri de son fanatisme par Jésus. Il fait part aux Corinthiens de l’enthousiasme qui l’anime depuis sa conversion et le pousse à poursuivre l’œuvre de libération accomplie par le Christ. Il nous rappelle les attitudes préalables à toute évangélisation : le détachement, l’humilité, le partage et le service.
Annoncer l’Évangile, ce n’est pas pour moi un motif de fierté,
c’est une nécessité qui s’impose à moi.
Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile !
Certes, si je le fais de moi-même, je mérite une récompense.
Mais je ne le fais pas de moi-même, c’est une mission qui m’est confiée.
Alors quel est mon mérite ?
C’est d’annoncer l’Évangile sans rechercher aucun avantage matériel,
et sans faire valoir mes droits de prédicateur de l’Évangile.
Oui, libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous
afin d’en gagner le plus grand nombre possible.
Avec les faibles, j’ai été faible, pour gagner les faibles.
Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns.
Et tout cela, je le fais à cause de l’Évangile, pour y avoir part, moi aussi.
1 Co 9, 16-19.22-23
Evangile selon saint Marc – Mc1, 29-39