Dans nos cultures, le mot famille peut avoir plusieurs sens. Il désigne d’abord la cellule familiale des proches. Mais plus largement on parle aussi de famille spirituelle, humaine, politique, ou d’autres regroupements encore. Les familles parentales ont connu et connaissent bien des bouleversements dans nos sociétés modernes du fait de l’évolution culturelle rapide et parfois brutale des modes d’habitation, de travail et aussi des comportements moraux, des divisions conjugales. En bien des cas, dispersées aux quatre vents, nucléaires ou recomposées, refuges ou réserves de coups de mains, plus ou moins fêtées, elles sont aujourd’hui bien différentes de la famille de Jésus à Nazareth, telle que l’on a pu l’imaginer. Grand décalage donc encore entre les textes bibliques et nos représentations, et nécessité de les réinterpréter.
L’Église qualifie de sainte la famille de Jésus. Les images du trio familial de Jésus avec son père et sa mère sont nombreuses. Ses frères et sœurs, comme l’atteste le Nouveau Testament, sont souvent ignorés dans les tableaux et les sculptures, ou au fronton des anciennes horloges. Saint Luc est le seul Évangéliste de l’enfance de Jésus dont nous lisons un bel épisode ce dimanche.
Quand fut accompli le temps prescrit par la loi de Moïse pour la purification,
les parents de Jésus l’amenèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur,
selon ce qui est écrit dans la Loi :
Tout premier-né de sexe masculin sera consacré au Seigneur.
Ils venaient aussi offrir le sacrifice prescrit par la loi du Seigneur :
un couple de tourterelles ou deux petites colombes.
Or, il y avait à Jérusalem un homme appelé Syméon.
C’était un homme juste et religieux, qui attendait la Consolation d’Israël,
et l’Esprit Saint était sur lui.
Il avait reçu de l’Esprit Saint l’annonce
qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ, le Messie du Seigneur.
Sous l’action de l’Esprit, Syméon vint au Temple.
Au moment où les parents présentaient l’enfant Jésus
pour se conformer au rite de la Loi qui le concernait,
Syméon reçut l’enfant dans ses bras, et il bénit Dieu en disant :
« Maintenant, ô Maître souverain,
tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole.
Car mes yeux ont vu le salut
que tu préparais à la face des peuples :
lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël. »
Le père et la mère de l’enfant s’étonnaient de ce qui était dit de lui.
Syméon les bénit, puis il dit à Marie sa mère :
« Voici que cet enfant provoquera la chute
et le relèvement de beaucoup en Israël.
Il sera un signe de contradiction
— et toi, ton âme sera traversée d’un glaive – :
ainsi seront dévoilées les pensées qui viennent du cœur d’un grand nombre. »
Il y avait aussi une femme prophète,
Anne, fille de Phanuel, de la tribu d’Aser.
Elle était très avancée en âge ; après sept ans de mariage,
demeurée veuve, elle était arrivée à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
Elle ne s’éloignait pas du Temple,
servant Dieu jour et nuit dans le jeûne et la prière.
Survenant à cette heure même,
elle proclamait les louanges de Dieu et parlait de l’enfant
à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem.
Lorsqu’ils eurent achevé tout ce que prescrivait la loi du Seigneur,
ils retournèrent en Galilée, dans leur ville de Nazareth.
L’enfant, lui, grandissait et se fortifiait, rempli de sagesse,
et la grâce de Dieu était sur lui.
Lc 2, 22-40
D’emblée, Luc situe la famille dans une dimension plus large que celle de Jésus : celle de l’histoire du peuple d’Israël et de ses lois religieuses. On y pratique le « rachat des premiers-nés ». La première gerbe de la récolte, le premier agneau, le premier enfant qui vient de naître sont l’objet d’un rite de purification. Pour les parents de Jésus, la présentation de leur fils au Temple est un geste de ferveur, respectueux de leur religion. Un geste de reconnaissance et de remerciement vis-à-vis de Dieu : toute vie vient de lui, de sa bonté. Avant Abraham, l’enfant premier-né était offert en sacrifice, mais après lui, à la suite de la révélation par Dieu qu’il ne voulait d’aucun sacrifice humain sanglant, on avait substitué à l’enfant, un animal. Pour les plus pauvres deux tourterelles ou deux colombes, vendues par des marchands que Jésus chassera plus tard du Temple de Jérusalem.
Dans le récit de Luc apparaissent deux personnages symboliques, deux prophètes âgés du Premier Testament. D’abord Syméon, l’ultime veilleur de l’Ancienne Alliance qui attendait l’aube des temps messianiques, prend dans ses bras le premier-né du monde nouveau. Il prononce successivement un cantique et un oracle. A l’inverse de Marie et de Zacharie qui parlaient de Dieu, dans le rythme, à la 3e personne, Syméon, un « homme juste et religieux », s’adresse directement à lui. Devant le maître qui a tenu sa promesse il reconnaît que sa tâche de veilleur est parvenue à son terme : tel Abraham il peut s’en aller en paix vers ses pères pour être enseveli. (Gn15, 15). Puis Anne, une femme de 84 ans (7 x 12, l’âge de la multiplication des chiffres parfaits de la vie et de la sagesse !). Elle se met à louer Dieu à la vue de cet enfant comme s’il était son petit-fils et qu’elle était sa grand-mère : elle voit en lui le libérateur d’Israël. Tous deux représentent le peuple d’Israël et sa longue attente du Messie. Ils forment un couple symbolique comme bien d’autres avant eux. Ainsi, la démarche de Marie et de Joseph n’est pas seulement une démarche privée.
La naissance de Jésus, son offrande au Temple sont revêtues d’une dimension familiale élargie. Siméon bénit Dieu en reconnaissant en l’enfant Jésus celui qui sera le salut et la lumière pour la gloire d’Israël et la Lumière des nations païennes, dit Syméon. « Vos enfants ne sont pas vos enfants, a écrit Kalil Gibran. Ils arrivent à travers vous mais non de vous. Et quoiqu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. » Marie s’entend dire par Siméon à propos de Jésus des paroles rudes. Elles annoncent la douleur qui sera la sienne quand son fils va être rejeté, quand il va souffrir sa Passion et mourir sur la Croix.
Les deux premières lectures, celle du Livre de la Genèse et celle du chapitre XI de l’épître aux Hébreux, nous présentent une autre famille aussi nombreuse que les étoiles du ciel, Promesse surprenante pour Abram, car Sara son épouse était âgée et stérile.
Après ces événements, la parole du Seigneur
fut adressée à Abram dans une vision :
« Ne crains pas, Abram ! Je suis un bouclier pour toi.
Ta récompense sera très grande. »
Abram répondit : « Mon Seigneur Dieu, que pourrais-tu donc me donner ?
Je m’en vais sans enfant, et l’héritier de ma maison, c’est Élièzer de Damas. »
Abram dit encore : « Tu ne m’as pas donné de descendance,
et c’est un de mes serviteurs qui sera mon héritier. »
Alors cette parole du Seigneur fut adressée à Abram :
« Ce n’est pas lui qui sera ton héritier, mais quelqu’un de ton sang. »
Puis il le fit sortir et lui dit :
« Regarde le ciel, et compte les étoiles, si tu le peux… »
Et il déclara : « Telle sera ta descendance ! »
Abram eut foi dans le Seigneur et le Seigneur estima qu’il était juste.
Le Seigneur visita Sara comme il l’avait annoncé ;
il agit pour elle comme il l’avait dit.Elle devint enceinte, et elle enfanta un fils pour Abraham dans sa vieillesse,
à la date que Dieu avait fixée.
Et Abraham donna un nom au fils que Sara lui avait enfanté :
il l’appela Isaac (c’est-à-dire : Il rit).
Gn15, 1-6 ; 21, 1-3
Voilà donc deux familles qui marquent de façon décisive l’histoire humaine. Entre les deux beaucoup de ressemblances. D’abord leur caractère exceptionnel. La naissance d’Isaac et celle de Jésus se présentent comme les irruptions de quelque chose de neuf, d’inattendu dans l’histoire. Elles rappellent le récit de la création. Là où il n’y avait rien Dieu crée du neuf par sa Parole. Là où il y a stérilité il fait advenir la fécondité. Alors qu’Abraham et Sara, le premier couple de croyants avec qui Dieu avait fait alliance, allaient mourir sans enfants, Dieu leur donne une descendance. Pour Joseph et Marie aussi, la naissance de Jésus est présentée comme exceptionnelle. Jeune fille de Nazareth, Marie met au monde un enfant conçu de l’Esprit Saint.
Un autre rapprochement encore entre les textes : il n’y est nullement question de morale familiale. Ceux qui les ont écrits n’ont pas comme préoccupation première de proposer ces deux familles comme modèles. Ils les présentent plutôt dans un rapport à l’histoire d’une Alliance avec un peuple et de l’histoire de l’humanité. Dans le cadre d’une vocation spirituelle, dans une perspective de foi et de confiance en Dieu. Abraham et Sara, Joseph et Marie sont investis par lui d’une mission et d’une transmission non seulement d’un message mais d’une descendance spirituelle, d’une vie nouvelle, d’un amour et d’une libération.
Leurs descendants seront aussi nombreux que les étoiles du ciel. Isaac et Jésus sont reçus des mains de Dieu par leurs parents, comme les fruits d’une promesse, d’une fidélité, comme un don de pure gratuité. Ils seront les premiers d’une génération spirituelle, celle d’un peuple de croyants, de marcheurs et de chercheurs de Dieu, d’hommes et de femmes ouverts à une espérance sans faille, comme l’écrit l’auteur de la Lettre aux Hébreux :
Grâce à la foi, Abraham obéit à l’appel de Dieu :
il partit vers un pays qu’il devait recevoir en héritage,
et il partit sans savoir où il allait.
Grâce à la foi, il vint séjourner en immigré dans la Terre promise,
comme en terre étrangère ;
il vivait sous la tente, ainsi qu’Isaac et Jacob, héritiers de la même promesse,
car il attendait la ville qui aurait de vraies fondations,
la ville dont Dieu lui-même est le bâtisseur et l’architecte.
Grâce à la foi, Sara, elle aussi, malgré son âge,
fut rendue capable d’être à l’origine d’une descendance
parce qu’elle pensait que Dieu est fidèle à ses promesses.
C’est pourquoi, d’un seul homme, déjà marqué par la mort,
a pu naître une descendance aussi nombreuse
que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer,
une multitude innombrable.
C’est dans la foi, sans avoir connu la réalisation des promesses,
qu’ils sont tous morts ; mais ils l’avaient vue et saluée de loin,
affirmant que, sur la terre, ils étaient des étrangers et des voyageurs.
Or, parler ainsi, c’est montrer clairement qu’on est à la recherche d’une patrie.
S’ils avaient songé à celle qu’ils avaient quittée,
ils auraient eu la possibilité d’y revenir.
En fait, ils aspiraient à une patrie meilleure, celle des cieux.
Aussi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu,
puisqu’il leur a préparé une ville.
Grâce à la foi, quand il fut soumis à l’épreuve,
Abraham offrit Isaac en sacrifice.
Et il offrait le fils unique, alors qu’il avait reçu les promesses
et entendu cette parole : C’est par Isaac qu’une descendance portera ton nom.
Il pensait en effet que Dieu est capable même de ressusciter les morts ; c’est pourquoi son fils lui fut rendu : il y a là une préfiguration.
Hé 11, 8.11-12.17-19
Avec le recul du temps, nous pouvons nous émerveiller de ce qu’Isaac et Jésus représentent dans l’histoire humaine. Mais leurs parents en avaient-ils vraiment conscience ? Toute famille humaine est pour chacun de ses membres une communauté de passage, de transit. Les humains de notre temps ont tendance à se replier sur leur vie privée et présente, et ils se soucient peu des générations passées et à venir. Leur regard de myopes se limite au court terme et les longs termes leur sont indifférents. Qu’auront-ils semé et comment cette semence va-t-elle germer et produire du neuf ? Il est important de penser la vie familiale de manière ouverte et large, non pas douillette et repliée. Elle doit être le lieu privilégié d’apprentissages de toutes les ouvertures, d’inscriptions en soi de valeurs marquantes pour la vie, de toutes les responsabilités. Dans le cadre d’un rapport à l’ensemble de la famille humaine.
Que l’année 2024 qui commence demain, soit bonne pour toutes les familles !
Evangile selon saint Luc – Lc2, 22-40