Quoi de plus complexe et de plus riche que le langage humain ! La Bible en témoigne. Dans notre culture occidentale dite « moderne », on accorde peu de crédit à des genres littéraires nombreux dans les religions : historiques, mythologiques, astrologiques, apocalyptiques, etc. Pourtant ils sont toujours aussi présents et actifs aujourd’hui mais ignorés, car lorsqu’on les chasse par les portes ils rentrent subrepticement par les fenêtres ou sur les écrans. Nos sociétés modernes sont encore productrices de mythes ou de films fantastiques et cependant, elles lisent certains récits de ce genre dans la Bible comme s’ils étaient des écrits de journalistes ou de reporters et donc sans crédibilité historique. Faire œuvre d’évangélisation requiert un travail d’initiation sur tous ces plans. En cette rupture dans la succession des dimanches ordinaires pour fêter la transfiguration du Christ, une occasion nous est donnée d’essayer d’y voir un plus clair à partir des textes bibliques de la liturgie.
Dans le premier Testament, le récit de la vision du prophète Daniel est revêtu de tous les éléments du genre littéraire apocalyptique. Comme tous les visionnaires, il est seul à voir les personnages ou les scènes un peu délirantes qui lui apparaissent. Ce qu’il voit se passe dans un autre monde, passé ou à venir. C’est en conclusion de ses visions que se révèle l’essentiel de son message.
Je continuai à regarder :
des trônes furent disposés, et un Vieillard prit place ;
son habit était blanc comme la neige, et les cheveux de sa tête,
comme de la laine immaculée ;
son trône était fait de flammes de feu, avec des roues de feu ardent.
Un fleuve de feu coulait, qui jaillissait devant lui.
Des milliers de milliers le servaient,
des myriades de myriades se tenaient devant lui.
Le tribunal prit place et l’on ouvrit des livres.
Je regardais, au cours des visions de la nuit,
et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ;
il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui.
Et il lui fut donné domination, gloire et royauté ;
tous les peuples, toutes les nations et les gens de toutes langues le servirent.
Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas,
et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite.
Dn 7, 9-10.13-14
Les disciples de Jésus comprendront de son vivant, et surtout après sa résurrection et sa victoire définitive sur le mal, que Jésus est le « Fils d’homme » dont la venue est annoncée par le prophète. Mais il leur faudra vivre des changements de vision de sa personne sur le mont Thabor, revêtu d’un habit blanc comme la lumière, et plus tard sur le trône royal du Calvaire. Le récit évangélique s’inspire fortement de celui du Livre de l’Exode concernant la rencontre entre Moïse et Dieu après la sortie d’Égypte, dans le désert du Sinaï. « Moïse monta vers Dieu. Le Seigneur l’appela du haut de la montagne et lui dit : Je vais venir vers toi dans l’épaisseur de la nuée, pour que le peuple, qui m’entendra te parler, mette sa foi en toi, pour toujours. » (Ex 19 3-9)
Dans l’Evangile, c’est en compagnie de Jésus, avec Pierre, Jacques et Jean que nous gravissons une montagne. Dans beaucoup de religions, les grandes révélations et rencontres entre Dieu et les humains se passent sur des hauts-lieux qui les approchent du ciel. Chacun prend conscience qu’il y a en lui et autour de lui, du transcendant, du plus grand que lui. Après la montagne des béatitudes en saint Matthieu et le désert de la tentation, voici aujourd’hui le Thabor où se passe la Transfiguration. Un autre visage de Jésus se révèle aux trois disciples. Ils découvrent et entrevoient en lui le Fils bien-aimé de Dieu qui s’est fait leur compagnon d’humanité. Quel choc pour eux !
Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère,
et il les emmène à l’écart, sur une haute montagne.
Il fut transfiguré devant eux ; son visage devint brillant comme le soleil,
et ses vêtements, blancs comme la lumière.
Voici que leur apparurent Moïse et Élie, qui s’entretenaient avec lui.
Pierre alors prit la parole et dit à Jésus :
« Seigneur, il est bon que nous soyons ici !
Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes,
une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. »
Il parlait encore, lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre,
et voici que, de la nuée, une voix disait :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! »
Quand ils entendirent cela, les disciples tombèrent face contre terre
et furent saisis d’une grande crainte.
Jésus s’approcha, les toucha et leur dit :
« Relevez-vous et soyez sans crainte ! »
Levant les yeux, ils ne virent plus personne, sinon lui, Jésus, seul.
En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre :
« Ne parlez de cette vision à personne,
avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. »
Mt 17 1-9
Notons que le récit de l’évangéliste – contrairement à celui de Daniel –, accorde très peu de place à des détails imaginaires et délirants. Il relate essentiellement une rencontre entre des personnages historiques et des paroles échangées. Avec Jésus, au commencement du récit, un trio de disciples souvent nommés, piliers sans doute de l’Eglise en ses commencements. Puis un autre trio : Jésus, Moïse et Élie qui conversent entre eux. Matthieu ne nous dit pas à quel sujet. Mais le fait même de cette rencontre et de cette conversation familière est éminemment symbolique. Le premier, Moïse, a été l’artisan choisi par Dieu pour la libération de son peuple esclave et pour le don de la loi qui inaugure le premier état de droit de l’histoire humaine. Le second, Élie, le plus grand des prophètes, a résisté contre les régressions idolâtriques de son peuple menacé de sombrer dans de nouvelles servitudes. Jésus s’entretient avec eux, il est l’héritier de leur œuvre, de leur passion libératrice. Belle conversation intergénérationnelle entre Jésus et ses ancêtres spirituels, mais en amont, comme s’il remontait le cours du temps pour leur révéler que ce qu’ils avaient préparé est en train de s’accomplir d’une manière qu’ils n’avaient sans doute pas prévue.
Face à ce trio, celui des disciples. Ils voient Jésus transfiguré devant eux, le visage brillant comme le soleil, et les vêtements blancs comme la lumière, puis s’entretenant avec Moïse et Élie. Une manière pour l’évangéliste d’évoquer la progression de leur foi, leur découverte du mystère de la personne de Jésus leur ami. « Pierre voulait trois tentes, écrira saint Augustin ; la réponse du ciel lui montre que pour nous, il n’y en a qu’une, que la pensée humaine désire diviser. Le Verbe de Dieu c’est le Christ, le Verbe de Dieu est dans la Loi, le Verbe est dans les prophètes. Pourquoi, Pierre, veux-tu le diviser ? Tu ferais mieux de t’unir à lui ! Tu cherchais trois tentes, il n’y en a qu’une. Tandis que la nuée les couvrait donc tous, ne leur faisant qu’une seule tente, une voix retentit de cette nuée : Celui-ci est mon Fils bien-aimé ! »
Après l’éblouissement, survient la nuée lumineuse. Un clair-obscur où les yeux se voilent et le regard se tourne vers l’intérieur. Les yeux des disciples se taisent pour que les oreilles s’ouvrent à la lumière d’une voix. Ils entrevoient qu’il est celui qui vient accomplir en plénitude ce qui s’annonçait déjà en Moïse et Élie. Tombés la face contre terre, saisis de frayeurs, ils sont relevés et apaisés par Jésus leur maître et ami, mais ne voient plus que lui, Jésus, seul.
Pierre n’oubliera jamais cet instant décisif dans l’expérience mouvementée de sa relation avec Jésus. Le début de sa seconde Lettre nous le rappelle ce dimanche.
Frères, ce n’est pas en ayant recours à des récits imaginaires sophistiqués
que nous vous avons fait connaître la puissance
et la venue de notre Seigneur Jésus Christ,
mais c’est pour avoir été les témoins oculaires de sa grandeur.
Car il a reçu de Dieu le Père l’honneur et la gloire quand,
depuis la Gloire magnifique, lui parvint une voix qui disait :
Celui-ci est mon Fils, mon bien-aimé ; en lui j’ai toute ma joie.
Cette voix venant du ciel, nous l’avons nous-mêmes entendue
quand nous étions avec lui sur la montagne sainte.
Et ainsi se confirme pour nous la parole prophétique ;
vous faites bien de fixer votre attention sur elle,
comme sur une lampe brillant dans un lieu obscur
jusqu’à ce que paraisse le jour
et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs.
2 P 1 16-19
Rien de mythologique dans la vision de Pierre, dans sa mémoire de disciple et de croyant. Son témoignage rejoint celui de Jean qui était aussi sur la montagne et qui écrit dans le commencement de la première lettre : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie (1 Jn 1), qui était tourné vers le Père et s’est manifesté à nous, nous en rendons témoignage et nous l’annonçons ». Le Fils bien aimé dont parle la voix dans la nuée est bien un être humain, de chair et de sang, et avec lui, par lui et en lui toute l’humanité se trouve en quelque sorte transfigurée. Telle est la foi chrétienne en son réalisme et en son mystère, en ce qu’elle révèle ce qu’il y a dans la personne de Jésus, d’invisible dans le visible.
Evangile selon saint MAtthieu, Mt17 1-9