Dans l’Évangile selon saint Jean tous les récits des événements sont à lire et comprendre comme étant réels et aussi symboliques. Ainsi, Jean n’a retenu dans son Évangile que sept miracles, sept signes de la gloire de Dieu, un chiffre symbolique, le huitième signe étant celui de la résurrection du Christ. Le premier est celui de l’eau changée en vin à Cana, ce vin qui préfigure le sang versé par le Christ pour la multitude. Le dernier est celui du retour de Lazare à la vie. Il vient clore la série de miracles qui tous préfigurent l’événement pascal de la résurrection du Christ. Ils racontent des passages de la maladie à la santé, de la paralysie à la mobilité, de la faim à la satiété, de la cécité à la clairvoyance, de la vie à la mort, bref ils sont tous des signes de résurrection. Relisons, en faisant des pauses, le récit concernant la mort de Lazare, un ami de Jésus.
Il y avait quelqu’un de malade, Lazare, de Béthanie,
le village de Marie et de Marthe, sa sœur.
Or Marie était celle qui répandit du parfum sur le Seigneur
et lui essuya les pieds avec ses cheveux.
C’était son frère Lazare qui était malade.
Donc, les deux sœurs envoyèrent dire à Jésus :
« Seigneur, celui que tu aimes est malade. »
En apprenant cela, Jésus dit :
« Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu,
afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié. »
Jésus aimait Marthe et sa sœur, ainsi que Lazare.
Quand il apprit que celui-ci était malade,
il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait.
Puis, après cela, il dit aux disciples : « Revenons en Judée. »
Les disciples lui dirent : « Rabbi, tout récemment,
les Juifs, là-bas, cherchaient à te lapider, et tu y retournes ? »
Jésus répondit : « N’y a-t-il pas douze heures dans une journée ?
Celui qui marche pendant le jour ne trébuche pas,
parce qu’il voit la lumière de ce monde ;
mais celui qui marche pendant la nuit trébuche,
parce que la lumière n’est pas en lui. »
Après ces paroles, il ajouta : « Lazare, notre ami, s’est endormi ;
mais je vais aller le tirer de ce sommeil. »
Les disciples lui dirent alors : « Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé. »
Jésus avait parlé de la mort ;
eux pensaient qu’il parlait du repos du sommeil.
Alors il leur dit ouvertement : « Lazare est mort,
et je me réjouis de n’avoir pas été là, à cause de vous, pour que vous croyiez.
Mais allons auprès de lui ! »
Thomas, appelé Didyme (c’est-à-dire Jumeau), dit aux autres disciples :
« Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! »
Devant la mort de Lazare son ami, Jésus se montre résolument impuissant. Devant sa propre mort qui s’annonce, son attitude sera la même. Le nouvel Adam mourra comme le premier, mais de la libre acceptation de sa condition humaine, et de sa mort Dieu fera surgir une vie nouvelle. La mission du Christ n’est pas d’empêcher les gens de mourir. Il vient souffrir et mourir avec eux et comme eux. Marthe et Marie ne comprennent pas qu’il n’ait pas empêché son ami Lazare de mourir. Beaucoup réagissent comme elles, devant la question du mal et de la mort. Ils ont une vision magique de Dieu. Cependant, si sa toute puissance se manifestait en intervenant sans cesse pour empêcher tous les malheurs, ne pourrait-on pas tout autant lui reprocher d’avoir créé des humains semblables à des marionnettes passives, reliées par des multitudes de fils invisibles à un Dieu grand magicien et manipulateur, monnayant ses grâces aux uns et les refusant aux autres ?
Comme le récit du l’aveugle-né, celui de Lazare se déroule en deux temps. Volontairement, Jésus n’avait rien fait pour empêcher son ami de mourir. Les deux sœurs lui avaient envoyé dire : celui que tu aimes est malade. Il avait répondu : « Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié. » Volontairement, il était demeuré deux jours à l’endroit où il se trouvait. Sa réaction face à la mort probable de son ami ressemble à celle qu’il avait manifestée devant la cécité de l’aveugle-né. L’infirmité de cet aveugle et sa sortie de la nuit sur sa parole avait permis à l’action de Dieu de se manifester en lui. Il en sera de même pour Lazare revenu à la vie
À son arrivée à Béthanie,
Jésus trouva Lazare au tombeau depuis quatre jours déjà.
Comme Béthanie était tout près de Jérusalem – à une distance de quinze stades (c’est-à-dire une demi-heure de marche environ) –,
beaucoup de Juifs étaient venus
réconforter Marthe et Marie au sujet de leur frère.
Lorsque Marthe apprit l’arrivée de Jésus,
elle partit à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison.
Marthe dit à Jésus :
« Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort.
Mais maintenant encore, je le sais,
tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. »
Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera. »
Marthe reprit : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. »
Jésus lui dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie.
Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ;
quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? »
Elle répondit : « Oui, Seigneur, je le crois :
tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde. »
Ayant dit cela, elle partit appeler sa sœur Marie, et lui dit tout bas :
« Le Maître est là, il t’appelle. »
Marie, dès qu’elle l’entendit, se leva rapidement et alla rejoindre Jésus.
Il n’était pas encore entré dans le village,
mais il se trouvait toujours à l’endroit où Marthe l’avait rencontré.
Les Juifs qui étaient à la maison avec Marie et la réconfortaient,
la voyant se lever et sortir si vite, la suivirent ;
ils pensaient qu’elle allait au tombeau pour y pleurer.
Marie arriva à l’endroit où se trouvait Jésus.
Dès qu’elle le vit, elle se jeta à ses pieds et lui dit :
« Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. »
Le nœud du récit réside dans le dialogue de Jésus avec Marthe. Comme tout son entourage, elle croit en la résurrection de son frère au dernier jour, à la fin des temps. Jésus lui déclare de façon abrupte : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et tout homme qui vit et qui croit en moi ne mourra jamais. » Marthe et tous les chrétiens sont invités à convertir leur foi en la résurrection, à la rapatrier de la fin des temps au moment présent de leur rencontre avec le Christ ; il s’agit de croire que la parole de Jésus fait « surgir » (racine du mot résurrection), dans le présent, une offre de vie que la mort n’atteint pas. Jésus ne sera pas la résurrection ; il l’est. Comme il l’avait dit à la samaritaine, à l’aveugle, à la foule, il dit « Je suis », expression signifiant l’être même de Dieu, le vivant, la source de la vie. Dans le cœur de ceux et de celles qu’il rencontre, il fait surgir un élan vital qui était en sommeil de mort. Mais la force de ses propos ne le conduit pas à réagir avec la froideur d’un maître à penser, ou la suffisance d’un mage guérisseur, mais avec l’émotion qui submerge tout être humain devant la mort d’un ami et devant la douleur de ses proches.
Quand il vit qu’elle pleurait, et que les Juifs venus avec elle pleuraient aussi,
Jésus, en son esprit, fut saisi d’émotion, il fut bouleversé,
et il demanda : « Où l’avez-vous déposé ? »
Ils lui répondirent : « Seigneur, viens, et vois. »
Alors Jésus se mit à pleurer.
Les Juifs disaient : « Voyez comme il l’aimait ! »
Mais certains d’entre eux dirent :
« Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle,
ne pouvait-il pas empêcher Lazare de mourir ? »
Jésus, repris par l’émotion, arriva au tombeau.
C’était une grotte fermée par une pierre.
Jésus dit : « Enlevez la pierre. » Marthe, la sœur du défunt, lui dit :
« Seigneur, il sent déjà ; c’est le quatrième jour qu’il est là. »
Alors Jésus dit à Marthe : « Ne te l’ai-je pas dit ?
Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu. »
Devant ce tombeau ouvert et le cadavre de son ami Jésus prononce alors trois paroles qui sont comme une conclusion de l’ensemble des miracles accomplis par lui depuis le début de l’Évangile.
La première, il l’adresse à son Père.
On enleva donc la pierre. Alors Jésus leva les yeux au ciel et dit :
« Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé.
Je savais bien, moi, que tu m’exauces toujours, mais si j’ai parlé,
c’est pour cette foule qui est autour de moi,
afin qu’ils croient que tu m’as envoyé. »
Jésus rend grâce pour un exaucement passé et à venir. Un pari de confiance sur l’amour invincible du Dieu de la vie. Action de grâce par anticipation, comme il le fera lors de la Cène, avant d’être livré et de mourir lui-même. Puisque Dieu est capable de faire surgir la vie, il est capable de ressusciter des morts. C’est ainsi que prient aussi les chrétiens aujourd’hui encore. Ils osent bénir et rendre grâce devant la détresse et la mort de l’un des leurs. Défi d’espérance et de confiance.
La deuxième parole s’adresse à Lazare.
Après cela, il cria d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! »
Et le mort sortit, les pieds et les mains attachés,
le visage enveloppé d’un suaire.
C’est un cri prononcé d’une voix forte, dit le texte. Un cri qui vient des profondeurs de la détresse humaine. Un cri de protestation devant ce qui paraît pour chacun insupportable, sa mort inéluctable, celle des autres, de ses proches. Lazare représente ici le premier Adam et l’humanité première que Jésus vient délivrer des enfers de la mort. Jésus pousse deux fois un grand cri dans les Évangiles : devant la mort de son ami et au moment de sa propre mort sur la croix. Comme le psalmiste du psaume 129, il crie vers Dieu des profondeurs de son humanité et sait que ce cri parviendra jusqu’à Dieu son Père, car l’oreille de Dieu est dans le cœur de l’homme qui crie, comme le dira saint Augustin. Jésus porte dans son cri tous les cris de ses frères et sœurs en humanité. Un cri qui s’adresse à Lazare. Un cri que Dieu adresse à chacun par la voix du Christ. Un cri de résurrection qu’il a adressé à tant de personnes rencontrées, enfermées dans les tombeaux de leur malheur : lève-toi, relève-toi, prends ton grabat et marche, étends ta main malade, confiance, n’aie pas peur, va en paix, sois guérie de ton mal, ouvre-toi, parle, suis-moi…
Et vient enfin la parole qu’il adresse à ceux qui l’entourent.
Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller. »
Les nombreux Juifs, qui étaient venus entourer Marie
et avaient donc vu ce que faisait Jésus, crurent en lui.
Jn 11, 1-45
« Déliez-le et laissez-le aller ». Ce mort qui sort du tombeau, pieds et mains liés, le visage voilé, est comme la figure de la vieille humanité, empêtrée dans ses liens, ses suaires et ses prisons, dans la profondeur de ses nuits et de ses impasses. Dans l’exode déjà retentissait l’appel de Dieu à Moïse : J’ai vu la misère de mon peuple, je connais sa souffrance… je t’envoie vers pharaon pour qu’il laisse aller mon peuple, vers la liberté, vers la vie…
Quelle est donc cette autre vie, ou plutôt cette vie autre qui attend l’homme ? Où est cet ailleurs qui l’appelle à vivre au-delà du suaire qui l’enveloppe comme une chrysalide, qui entrave sa marche, qui ligote ses mains ? Quelle est cette vie éternelle où la mort est définitivement vaincue ? Et de quelle mort s’agit-il ? De la mort corporelle ? Non. Le corps de Lazare s’est retrouvé plein de vie, réanimé, mais il n’est pas dit qu’il en est devenu immortel, qu’il n’est pas décédé par la suite, comme tout être humain. Jésus lui-même va mourir et sa mort ne sera pas un simulacre. Peut-être s’agit-il alors de la mort de tous ceux qui vivent leur humanité dans toutes sortes de tombeaux et de prisons. De la mort spirituelle qu’est le péché aussi, l’éloignement de Dieu, de la mort du sarment qui s’est coupé de son plant de vigne, du ruisseau qui a voulu se passer de sa source, qui a oublié sa fontaine ou qui l’a emmurée.
Il s’agit de toutes ces morts dont le Christ est venu délier l’humanité. Ces morts déjà vaincues chaque fois qu’un aveugle se met à voir, qu’un pauvre se met à espérer, chaque fois que ceux qui pleurent sont consolés – ce mot qui veut dire en hébreu « aidés à accepter ce qui est arrivé » –, ceux qui tombent sont relevés, cette mort qui recule lorsque la vie de Dieu s’épanouit dans la vie des hommes.
Dans la lecture du premier Testament, Dieu demande au prophète Ezéchiel d’annoncer au peuple d’Israël qu’il va ouvrir pour lui les tombeaux de son exil.
C’est pourquoi, prophétise. Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu :
Je vais ouvrir vos tombeaux et je vous en ferai remonter, ô mon peuple,
et je vous ramènerai sur la terre d’Israël.
Vous saurez que Je suis le Seigneur,
quand j’ouvrirai vos tombeaux et vous en ferai remonter, ô mon peuple !
Je mettrai en vous mon esprit, et vous vivrez ;
je vous donnerai le repos sur votre terre.
Alors vous saurez que je suis le Seigneur :
j’ai parlé et je le ferai – oracle du Seigneur. »
Ez 37 12-14
Saint Paul parle lui aussi à ses frères et sœurs de Rome de leur résurrection. Marqués par le péché, leur baptême les fait vivre dans la justice. L’Esprit qui habite en eux rendra vie à leur corps mortel.
Ceux qui sont sous l’emprise de la chair ne peuvent pas plaire à Dieu.
Or, vous, vous n’êtes pas sous l’emprise de la chair,
mais sous celle de l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous.
Celui qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas.
Mais si le Christ est en vous, le corps, il est vrai,
reste marqué par la mort à cause du péché,
mais l’Esprit vous fait vivre, puisque vous êtes devenus des justes.
Et si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous,
celui qui a ressuscité Jésus, le Christ, d’entre les morts
donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous.
Rm 8 8-11
Evangile selon saint Jean – Jn11, 1-45