Transfiguration : un mot abstrait qui exprime pourtant des expériences concrètes, comparables à celles que nous vivons parfois devant une personne qui nous est familière et dont nous découvrons le mystère en certaines circonstances. Quand elle se révèle à nous dans sa beauté, sa générosité, ou peut-être encore « lorsque les larmes et les souffrances ont rendu son visage plus transparent » (saint Paul VI). Devant un beau paysage, dans le silence et la solitude à l’écart de la foule, au sommet d’une montagne entre terre et ciel ou face à l’immensité de l’océan, notre regard peut aussi s’illuminer. Le carême est un temps de quarantaine spirituelle, où nous sommes invités à prendre du recul, de la distance pour nous regarder nous-mêmes et les autres autrement, pour regarder ce que nous vivons sous un autre éclairage, avec d’autres yeux que ceux de notre quotidien routinier, pour ouvrir nos oreilles à la parole des autres, à la Parole de Dieu. Dans le Livre de la Genèse nous est rapportée une expérience que vit Abraham. Elle ressemble à une transfiguration.
Le Seigneur dit à Abram :
« Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père,
et va vers le pays que je te montrerai.
Je ferai de toi une grande nation,
je te bénirai, je rendrai grand ton nom,
et tu deviendras une bénédiction.
Je bénirai ceux qui te béniront ;
celui qui te maudira, je le réprouverai.
En toi seront bénies toutes les familles de la terre. »
Abram s’en alla, comme le Seigneur le lui avait dit,
et Loth s’en alla avec lui.
Gn 12 1-4a
A Abram Dieu révèle qu’il deviendra une bénédiction, qu’il fait de sa petite personne un merveilleux cadeau pour toutes les familles de la terre. Il restera la figure du premier être humain avec qui Dieu fait Alliance. La figure du premier croyant aussi, car il fait confiance à Dieu. Il prend le risque d’un départ, d’un écart. Il quitte son clan, sa maison, son pays. Il prend au sérieux ce regard de Dieu sur lui. Ne serait-ce pas là un bel objectif spirituel pour chaque temps de carême : redécouvrir le regard de Dieu sur nous. Convertir aussi notre regard sur lui, sur le monde, sur la vie. Considérer les autres et nous-mêmes comme des cadeaux de Dieu, des bénédictions. Devenir des passionnés de la louange, du bien à dire et accomplir au fil des jours, des semeurs de joie et de bonheur pour ensoleiller le monde et notre entourage. Non pas pour le regarder nimbé du rose des fausses illusions, mais secrètement enveloppé du clair-obscur de la bienveillance et de l’espérance. Ce clair-obscur de la nuée lumineuse d’où résonnait la voix du Père sur la montagne de la transfiguration.
Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère,
et il les emmène à l’écart, sur une haute montagne.
Il fut transfiguré devant eux ; son visage devint brillant comme le soleil,
et ses vêtements, blancs comme la lumière.
Voici que leur apparurent Moïse et Élie, qui s’entretenaient avec lui.
Pierre alors prit la parole et dit à Jésus :
« Seigneur, il est bon que nous soyons ici !
Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes,
une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. »
Il parlait encore, lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre,
et voici que, de la nuée, une voix disait :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! »
Quand ils entendirent cela,
les disciples tombèrent face contre terre et furent saisis d’une grande crainte.
Jésus s’approcha, les toucha et leur dit :
« Relevez-vous et soyez sans crainte ! »
Levant les yeux, ils ne virent plus personne, sinon lui, Jésus, seul.
En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre :
« Ne parlez de cette vision à personne,
avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. »
Mt 17, 1-9
Pour la deuxième fois dans l’Evangile de Matthieu, retentit sur Jésus la parole venant du ciel. Après son baptême par Jean, elle venait en pleine lumière, tandis que descendait sur lui l’Esprit de Dieu comme une colombe. Aujourd’hui, la même parole surgit de l’ombre et se fait entendre au sein d’une nuée lumineuse, d’un clair-obscur. A Pierre, Jacques et Jean Jésus vient d’apparaître transfiguré, revêtu d’un manteau de lumière, mais une ombre vient planer sur lui, sur eux. Il vient juste de leur annoncer, et s’apprête encore à leur redire qu’il s’en va à Jérusalem, pour y souffrir, pour y être mis à mort puis ressusciter, et ils en sont tout déroutés, tout attristés et remplis de frayeur.
Comment concilier cette annonce par Jésus de sa Passion, avec ce que dit la voix qui vient de le déclarer comme étant le bien-aimé du Père, rempli de tout son amour ? Et aussi avec celle qui retentira avant qu’il souffre sa passion et soit élevé de terre ? « Alors, du ciel vint une voix qui disait : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore » (Jn 12). Les trois Apôtres auront à vivre une autre expérience de transfiguration, quand ils contempleront les plaies de leur maître et ami transpercé, crucifié. Et encore quand il se manifestera à eux après sa passion et sa mort, enveloppé de la lumière de la résurrection, et quand ils le reconnaîtront au partage du pain et de la coupe, de son corps et de son sang versé.
Mais il leur faut descendre de la montagne. Ce serait trop beau s’ils pouvaient y rester, pour figer le moment du coup de foudre, l’instant privilégié de l’illumination, pour s’installer dans une lune de miel. Il faut atterrir, retrouver dans la plaine les lenteurs et les pesanteurs de la marche, affronter les épreuves et le doute : est-ce qu’on n’a pas rêvé ? Qui est cet homme qui nous a appelés à le suivre ? Nous laisserons-nous guider par cet homme qui parle de monter à Jérusalem pour mourir et puis ressusciter des morts. Étrange choix du bien aimé de Dieu, de l’héritier de la Loi et des prophètes que d’accepter la mort, d’accomplir la volonté du Père dans le silence et la nuit de la Croix. La voix venant du ciel leur avait dit : « Écoutez-le ». Pas facile d’écouter quand on ne comprend pas, quand on n’est pas d’accord avec celui qui décide, quand il faut attendre la fin de l’histoire pour en comprendre la trame et le mystère.
Pourtant, il en va ainsi. C’est sans doute après le mot fin seulement que les yeux s’ouvrent. C’est après la mort de ceux qu’on aime, que notre cœur les transfigure, que les traits de leur visage dévoilent le secret de leur personne. C’est après la passion et la croix que les disciples pourront vraiment prendre à leur compte la parole venue de la nuée lumineuse, et comprendre que la nuit peut se transfigurer en lumière de midi. Ce ne sera pas au sommet de la montagne, mais face à leur ami au sommet du calvaire qu’ils comprendront le sens de la voix venue du ciel.
Saint Paul lui aussi verra Jésus transfiguré, lorsque sur son chemin de Damas, une lumière venue du ciel l’enveloppera de son éclat et que tombant à terre il entendra une voix lui dire : « Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes. » (Ac 9, 4-5) Il changera son regard sur les petites communautés chrétiennes qu’il persécute et que le ressuscité l’invite à reconnaître comme son propre corps. Il écrira plus tard à Timothée :
Avec la force de Dieu,
prends ta part des souffrances liées à l’annonce de l’Évangile.
Car Dieu nous a sauvés, il nous a appelés à une vocation sainte,
non pas à cause de nos propres actes,
mais à cause de son projet à lui et de sa grâce.
Cette grâce nous avait été donnée dans le Christ Jésus avant tous les siècles,
et maintenant elle est devenue visible,
car notre Sauveur, le Christ Jésus, s’est manifesté : il a détruit la mort,
et il a fait resplendir la vie et l’immortalité par l’annonce de l’Évangile,
2 Tim 1 8b-10
Comme le sourire du regard d’un père et d’une mère sur leur enfant éveille son sourire, de même, que le regard de Dieu sur nous nous transfigure, illumine notre visage, et fasse de nous des enfants de lumière.
Evangile selon saint Matthieu, Mt 17, 1-9