Saint Matthieu présente le commencement du ministère de Jésus. Il est bon de ne pas se limiter à la lecture brève que propose la liturgie (quelques versets pour gens pressés peut-être !), mais de poursuivre, si possible, la lecture longue jusqu’à la fin du chapitre 4, qui est utile pour bien saisir toute la pensée de l’Evangéliste. Comme fil rouge de la réflexion, on peut souligner l’importance des lieux évoqués, porteurs d’une approche à la fois géographique et théologique. Matthieu présente trois tableaux.
De Nazareth à Capharnaüm en Galilée.
Quand Jésus apprit l’arrestation de Jean le Baptiste, il se retira en Galilée
Il quitta Nazareth et vint habiter à Capharnaüm,
ville située au bord de la mer de Galilée,
dans les territoires de Zabulon et de Nephtali.
C’était pour que soit accomplie la parole prononcée par le prophète Isaïe :
Pays de Zabulon et pays de Nephtali,
route de la mer et pays au-delà du Jourdain, Galilée des nations !
Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière.
Sur ceux qui habitaient dans le pays de l’ombre et de la mort, une lumière s’est levée.
À partir de ce moment, Jésus commença à proclamer :
« Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche. »
Peut-être est-ce l’arrestation de Jean Baptiste qui provoque la décision de Jésus ? L’heure est venue pour lui de prendre le relais, de se manifester en public et d’entrer en action. C’est en Galilée que Joseph avait choisi aussi de s’installer au retour d’Egypte. C’est en Galilée sur la rive d’un lac que Jésus choisit d’habiter et qu’il précédera encore ses disciples après sa résurrection. Du fait de sa position géographique, le minuscule petit pays d’Israël était condamné à subir les retombées des guerres qui opposent les prétendants successifs à la domination sur le Proche-Orient. L’histoire de ce pays est donc une succession presque ininterrompue de dominations étrangères. C’est un pays carrefour, un pays frontière, une région de brassage et de passage, carrefour des païens, comme le décrit Isaïe dans la première lecture de ce dimanche entendue déjà à Noël.
Dans un premier temps, le Seigneur a couvert de honte
le pays de Zabulon et le pays de Nephtali ;
mais ensuite, il a couvert de gloire la route de la mer,
le pays au-delà du Jourdain, et la Galilée des nations.
Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ;
et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi.
Tu as prodigué la joie, tu as fait grandir l’allégresse :
ils se réjouissent devant toi, comme on se réjouit de la moisson,
comme on exulte au partage du butin.
Car le joug qui pesait sur lui, la barre qui meurtrissait son épaule,
le bâton du tyran, tu les as brisés comme au jour de Madiane.
Is 8 23b. 9 1-3
La Galilée est une région du nord où les Israélites ne sont plus tout à fait chez eux, entre eux, mais où ils côtoient des ennemis envahisseurs. Un « pays de l’ombre et de la mort », un pays ténébreux, de mélange de populations, au regard d’Israël peuple de l’alliance, peuple détenteur de la lumière, sans mélange, peuple de purs. Capharnaüm est située aux confins du Jourdain, là où s’arrête la civilisation pour des gens de Judée, un carrefour de païens et donc sillonné par des gens peu fréquentables. Alors que la Judée était considérée comme enclavée, la fouille archéologique récente de certaines villes, traversées ou non par Jésus, telles que Sepphoris, Tibériade ou Bethsaïde, révèle un riche carrefour commercial et culturel avec une influence hellénistique importante. Certains disciples, loin d’être indigents ou égarés, pouvaient provenir de milieux aisés. Un pays qui est une route, la route de la mer, cette étendue mystérieuse considérée comme inquiétante en Israël. Une route ouverte aux voyages, aux traversées, mais dangereuse aussi, car menacée par des tempêtes. Une route qui invite à quitter la terre ferme et le petit lac, à prendre le large et voguer sur la mer.
Jésus choisit d’habiter dans ce pays frontière, loin des centres religieux. Il aurait pu choisir Jérusalem, le lieu saint et lumineux, où Dieu est présent dans le Temple où il demeure. Un haut-lieu où l’on se retrouve entre croyants, derrière des remparts, et là où résident et se retrouvent les scribes et les responsables religieux. En Galilée, Jésus vient habiter à Capharnaüm, une ville peu recommandable s’il faut en croire nos dictionnaires (!) où le mot désigne un endroit très encombré et en désordre, « foutoir » et fourre-tout.
Depuis des années, nos villes, nos villages, nos familles ont été bien bousculées. Nous vivons de plus en plus en terre païenne et dans des « capharnaüms ». Finis les temps de chrétienté, les temps de l’ordre dans les paysages et les villes, autour des clochers et des presbytères, dans les têtes et les vies, dans les relations. Pourquoi nous en désoler ? Jésus choisit d’habiter là où l’on ne trouve pas nécessairement Dieu dans les armoires bien rangées, les têtes bien faites, les communautés de stricte observance, dans les vies bien tranquilles, les parcours infaillibles et sans défaut de gens toujours en règle en tout point avec les règles. Mais dans les lieux sans histoire, que peut-il se passer de nouveau ?
Le bord du lac et une barque de pêcheurs.
Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères,
Simon, appelé Pierre, et son frère André, qui jetaient leurs filets dans la mer ;
car c’étaient des pêcheurs.
Jésus leur dit : « Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. »
Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent.
De là, il avança et il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée,
et son frère Jean, qui étaient dans la barque avec leur père,
en train de réparer leurs filets. Il les appela.
Aussitôt, laissant la barque et leur père, ils le suivirent.
Le lac de Galilée se présente comme cette petite mer qui est en quelque sorte le « Nazareth » de deux familles de pêcheurs. Celles de Pierre et André, puis de Jacques et Jean. Enfin, la barque où ils travaillent, où ils arrangent et jettent leurs filets. Le lac est en même temps frontière, mais aussi enclos. Nous assistons à une rencontre inattendue entre un charpentier et des marins pêcheurs qui retrouvent chaque jour leurs lieux de pêches familiers, aux mêmes heures. Ils connaissent les humeurs et les charmes de ce lac qui est leur gagne-poisson. Jésus est en marche, au bord du lac. Il voit deux frères et les appelle à quitter le lac et leur barque pour le suivre. Ils acceptent et s’en vont. Pêcheurs ils resteront, mais en pays bien plus ouvert et plus vaste que leur lac, leur promet Jésus, et ils aborderont d’autres rivages, « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8). Désormais ce sont des hommes qu’ils auront à pêcher, à faire découvrir l’Evangile et conduire à la foi.
Quels sont nos lacs familiers aujourd’hui, nos lieux de pêches ? Sont-ils des enclos, où des lieux ouverts aux dimensions du monde ? Sommes-nous assez persévérants pour jeter les filets de l’Evangile pour que la Bonne Nouvelle du Christ devienne nourriture, pain de vie et poissons – deux symboles eucharistiques – pour les hommes de ce temps qui est le nôtre ?
La Galilée, la Syrie, la Décapole.
Jésus parcourait toute la Galilée ; il enseignait dans leurs synagogues,
proclamait l’Évangile du Royaume,
guérissait toute maladie et toute infirmité dans le peuple.
Sa renommée se répandit dans toute la Syrie.
On lui amena tous ceux qui souffraient,
atteints de maladies et de tourments de toutes sortes :
possédés, épileptiques, paralysés. Et il les guérit.
De grandes foules le suivirent, venues de la Galilée, de la Décapole,
de Jérusalem, de la Judée, et de l’autre côté du Jourdain.
L’espace s’élargit, en Galilée puis au-delà des frontières.
Mt 4, 12-23
Des synagogues juives aux terres étrangères. De la Galilée à la Judée. Du pays d’Israël à des villes (des décapoles) et nations païennes. En tous lieux il guérit ceux qui souffrent et rassemble les foules. Nous retrouvons encore, dans ce troisième passage du texte, le même mouvement, le même choix, le même appel du Christ : il invite à passer des lieux clos aux espaces ouverts et « périphériques » ; des lieux enfermés derrière des barrières, à des espaces frontières ; des lieux-nations à des espaces carrefours et mélanges de nations, des lieux de culte aux espaces de vie de tous les peuples. Comme lui et avec lui, les sédentaires sont appelés à devenir nomades, les installés à se faire marcheurs, les indigènes à côtoyer les étrangers, les pêcheurs de poissons à se faire pêcheurs d’hommes, les uns à rencontrer les autres.
Venez derrière moi, avait dit Jésus aux pêcheurs de Galilée. Ainsi s’adresse-t-il encore à tous les baptisés en son nom. A Corinthe, les guides et les pasteurs semblaient l’avoir oublié, constituant autour de leur personne des communautés fermées et rivales. Paul les reprend avec force.
Frères, je vous exhorte au nom de notre Seigneur Jésus Christ :
ayez tous un même langage ; qu’il n’y ait pas de division entre vous,
soyez en parfaite harmonie de pensées et d’opinions.
Il m’a été rapporté à votre sujet, mes frères,
par les gens de chez Chloé, qu’il y a entre vous des rivalités.
Je m’explique. Chacun de vous prend parti en disant :
« Moi, j’appartiens à Paul », ou bien : « Moi, j’appartiens à Apollos »,
ou bien : « Moi, j’appartiens à Pierre »,
ou bien : « Moi, j’appartiens au Christ ».
Le Christ est-il donc divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ?
Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ?
Le Christ, en effet, ne m’a pas envoyé pour baptiser,
mais pour annoncer l’Évangile,
et cela sans avoir recours au langage de la sagesse humaine,
ce qui rendrait vaine la croix du Christ.
1 Co 10-13.17
Paul reproche à des pasteurs ou des meneurs charismatiques dans l’Eglise de Corinthe, peut-être assoiffés de pouvoir, d’oublier qu’ils sont appelés à se tenir derrière le Christ et non à sa place, ou devant lui pour annoncer sa venue. Ils peuvent entraîner des membres de l’Eglise à les suivre. Ce qui a pour conséquence d’instaurer des clans fermés sur eux-mêmes et de provoquer des rivalités ainsi que des divisions. Ainsi, dès ses origines, nous voyons apparaître dans l’Eglise des dérives communautaristes qui resurgiront de manières diverses au long des siècles et qui font tellement obstacle encore aujourd’hui à l’annonce de l’Evangile à tous les peuples de la terre. Les remontrances de Paul s’adressent particulièrement, en cette semaine de prière pour l’unité des chrétiens, à toutes les Églises qui se réclament du Christ et le divisent en s’enfermant dans toutes sortes de querelles. Elles sont objets de scandale aux yeux du monde et nuisent à l’annonce de l’Evangile.
Evangile selon saint Matthieu – Mt4, 12-23