La première lecture de la fête de l’Epiphanie se présente comme le prologue d’un Livre du prophète Isaïe, au chapitre 60. Après le retour d’Israël de l’exil tout ne s’est pas très bien passé. Le prophète invite le peuple à se réjouir, car il va vivre une nouvelle épiphanie qui n’annoncera plus la restauration d’Israël comme avant l’exil. Isaïe révèle au peuple de l’Alliance sa mission de manifester à toute la terre, toutes les nations, les œuvres que Dieu a réalisées pour et en lui, et qu’il va réaliser pour elles. Il est possible qu’après le temps de l’Exil où les israélites avaient côtoyé des païens, leur regard sur eux ait changé. C’est grâce à Cyrus, un roi païen, qu’ils étaient revenus de la déportation et avaient pu reconstruire le Temple de Jérusalem.
Debout, Jérusalem, resplendis !
Elle est venue, ta lumière, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi.
Voici que les ténèbres couvrent la terre, et la nuée obscure couvre les peuples.
Mais sur toi se lève le Seigneur, sur toi sa gloire apparaît.
Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore.
Lève les yeux alentour, et regarde :
tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi ;
tes fils reviennent de loin, et tes filles sont portées sur la hanche.
Alors tu verras, tu seras radieuse, ton cœur frémira et se dilatera.
Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi,
vers toi viendront les richesses des nations.
En grand nombre, des chameaux t’envahiront,
de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha.
Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ;
ils annonceront les exploits du Seigneur.
Is 60 1-6
Dans le premier Testament, dès l’inauguration de son Alliance avec Abraham, Dieu avait déjà révélé qu’il était le Dieu de tous les humains et de chacun d’entre eux. Il s’était manifesté comme un allié bienveillant, et avait déclaré à Abraham qu’en sa descendance toutes les nations de la terre seraient l’objet de sa bénédiction. Israël était choisi pour une mission universelle, comme le creuset où devaient s’élaborer une vérité, une éthique, concernant toute l’humanité depuis ses commencements et pour toutes les générations. L’élection d’Israël signifiait donc non pas un privilège mais une responsabilité, une épiphanie pour toutes les nations. Isaïe, au temps de l’exil, lui rappellera l’universalité de sa mission, et dénoncera ses tentations nationalistes l’amenant à considérer Dieu comme son bien propre et à se montrer méprisant et dominateur pour les païens.
En cette fête de l’Epiphanie, saint Matthieu ouvre des perspectives. La démarche des païens, chercheurs de sens qui scrutent le mouvement des astres, commence par la fascination devant la clarté d’une étoile nouvelle. La traversée des ombres dans lesquelles baignent les prêtres et les scribes d’Israël. La découverte de la folie d’un roi assoiffé de pourvoir. Avant d’être éblouis devant un petit enfant et sa mère dans une maison banale et non un palais ou un temple. Laissons-nous prendre par la beauté roborative du récit évangélique de la visitation des mages à Bethléem.
Jésus était né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode le Grand.
Or, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem
et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ?
Nous avons vu son étoile à l’orient
et nous sommes venus nous prosterner devant lui. »
En apprenant cela, le roi Hérode fut bouleversé, et tout Jérusalem avec lui.
Il réunit tous les grands prêtres et les scribes du peuple,
pour leur demander où devait naître le Christ.
Ils lui répondirent : « À Bethléem en Judée,
car voici ce qui est écrit par le prophète :
Et toi, Bethléem, terre de Juda,
tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda,
car de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël. »
Alors Hérode convoqua les mages en secret
pour leur faire préciser à quelle date l’étoile était apparue ;
puis il les envoya à Bethléem, en leur disant :
« Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant.
Et quand vous l’aurez trouvé, venez me l’annoncer
pour que j’aille, moi aussi, me prosterner devant lui. »
Après avoir entendu le roi, ils partirent.
Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient les précédait,
jusqu’à ce qu’elle vienne s’arrêter
au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant.
Quand ils virent l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie.
Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ;
et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui.
Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents :
de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
Mais, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode,
ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.
Mt 2, 1-12
On peut noter dans ce récit de Matthieu des renversements de perspective. Concernant le pouvoir d’abord. C’est à tort qu’on a qualifié tardivement les mages de « rois ». Ce sont des astrologues qui déchiffrent dans les astres des signes des temps. Ils découvrent dans le ciel une étoile nouvelle. Ils quittent leur pays et se mettent en marche à la recherche d’un nouveau roi d’Israël qu’elle semble leur faire savoir. Ce qu’ils cherchent n’est nullement un pouvoir royal. Ils sont tout simplement curieux et ouverts à ce qui se passe dans un autre pays et ne se perçoivent en rien comme concurrents et jaloux d’Hérode le despote cruel et retors, massacreur d’enfants innocents. Pour se renseigner, ils ne fouillent pas d’abord dans des archives auxquelles ont accès et compréhension les dépositaires du savoir en Israël. Archives toujours bonnes à consulter, mais pas forcément porteuses d’un dynamisme de recherche et de rénovation. De même que les bergers avaient entendu la voix des anges du ciel, les mages regardent le ciel eux aussi. Ils quittent leur pays et se laissent guider par une étoile, ne sachant pas du tout où elle va les conduire. Ils sont prêts à se trouver en face de l’inattendu, de l’imprévu.
Dans son récit de la Nativité, Luc avait fait fort : il avait présenté des bergers passant pour des parias religieusement impurs par rapport aux règles religieuses et socialement marginaux, comme les premiers à entendre dans le ciel la voix des anges, puis à « se hâter d’aller vers un pauvre abri pour y découvrir Marie et Joseph, avec le nouveau-né couché dans une mangeoire » et reconnaître en Jésus le Messie. Aujourd’hui saint Matthieu présente des mages, considérés comme infréquentables et méprisables aux yeux des scribes d’Israël parce que pratiquants de magie, qui entrent dans une simple maison et non un palais. Ils voient l’enfant avec Marie sa mère, et, tombant à ses pieds, se prosternent devant lui, ouvrent leurs coffrets, et lui offrent leurs présents : de l’or, de l’encens et de la myrrhe (parfums et baumes pour honorer et présenter des souhaits à un roi).
Au XXe siècle, lors du Concile, l’Eglise catholique a vécu comme une Epiphanie. Elle a réuni 2500 évêques de toute la terre. Pour la première fois de toute son histoire, elle s’est donné une Constitution, « Lumen gentium », manifestant ainsi ses sources, son identité, sa raison d’être, sa vocation, sa mission de témoigner du Christ « Lumière des peuples » dans un moment décisif de l’histoire humaine. Durant des siècles, dans beaucoup de nations occidentales, l’Eglise avait géré, dirigé, animé les pratiques religieuses, morales, sociales, politiques, et elle n’avait pas perçu la nécessité de se définir et de se donner une Constitution. Puis survinrent des crises diverses : réformes, schismes, modernité, laïcité, etc. C’est parce qu’elle ne se confondait plus avec le monde qu’il lui devenait nécessaire et vital de s’identifier par rapport à lui, de lui manifester un visage fidèle à ses sources. Elle a fait sienne la déclaration de saint Paul aux Ephésiens.
Moi, Paul, qui suis en prison à cause du Christ Jésus,
je le suis pour vous qui venez des nations païennes.
Vous avez appris, je pense,
en quoi consiste la grâce que Dieu m’a donnée pour vous :
par révélation, il m’a fait connaître le mystère,
comme je vous l’ai déjà écrit brièvement.
En me lisant, vous pouvez vous rendre compte
de l’intelligence que j’ai du mystère du Christ.
Ce mystère n’avait pas été porté à la connaissance
des hommes des générations passées,
comme il a été révélé maintenant
à ses saints Apôtres et aux prophètes, dans l’Esprit.
Ce mystère, c’est que toutes les nations sont associées au même héritage,
au même corps, au partage de la même promesse,
dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile.
Ep 3-3a, 2-6
Saint Paul emploie l’expression « mystère du Christ », plutôt que l’expression « société parfaite » pour qualifier L’Eglise. Pour lui le mot mystère ne signifie pas caché, secret, inconnaissable, mais révélation, manifestation, épiphanie. L’Eglise n’est pas le Christ, elle n’a pas mission de sauver l’humanité mais d’être le signe et moyen du salut de tous que le Christ a accompli. La gloire qui resplendit en elle, la lumière qui brille sur elle, comme sur Jérusalem, c’est la gloire du Christ. Il est le soleil, et elle est comme la lune sur laquelle se reflète la clarté de son Seigneur.
Evangile selon saint Matthieu – Mt 3, 13-17