« Apprends-nous la vraie mesure de nos jours, que nos cœurs pénètrent la sagesse », nous redit ce dimanche le psaume 89. Cet appel à la sagesse, Jésus le proclame aussi aux foules qui le suivent dans sa montée vers Jérusalem. Mais de quelle manière d’être sage parle-t-il ?
De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit :
« Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère,
sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie,
il ne peut pas être mon disciple.
Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite
ne peut pas être mon disciple.
Quel est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour,
ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense
et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ?
Car, si jamais il pose les fondations et n’est pas capable d’achever,
tous ceux qui le verront vont se moquer de lui :
“Voilà un homme qui a commencé à bâtir et n’a pas été capable d’achever !”
Et quel est le roi qui, partant en guerre contre un autre roi,
ne commence par s’asseoir pour voir s’il peut, avec dix mille hommes,
affronter l’autre qui marche contre lui avec vingt mille ?
S’il ne le peut pas, il envoie, pendant que l’autre est encore loin,
une délégation pour demander les conditions de paix.
Ainsi donc, celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient
ne peut pas être mon disciple.
Lc 14, 25-33
Quand Jésus prend les deux images d’un bâtisseur de tour et d’un roi qui part en guerre, c’est sans doute de lui-même qu’il parle, de sa mission de paix et d’unité. Il en prévoit la fin. Il a choisi de renoncer à tout pour la mener à bien et pour accomplir la volonté de son Père. Il déclare qu’il ira jusqu’au bout. Le mot « renoncement » n’est guère apprécié de nos jours. Associé au mot « sacrifice », son sens est perçu souvent à tort, comme négatif. Jésus marche vers Jérusalem où il va porter sa croix et donner sa vie. Est-ce par goût masochiste de la souffrance ? Est-ce par désir d’une réalisation de lui-même ? S’il a renoncé à vivre en famille à Nazareth entouré de ses proches, est-ce par mépris à leur égard ou par esprit libertaire ? Pourquoi renonce-t-il à la force armée pour mener le combat qui l’attend ? Comment comprendre sa démarche, ses choix ? La dureté et l’aspect radical de ses propos sont à mettre en rapport avec tout l’aspect positif de sa vie d’homme, et à la sagesse qui l’habite en profondeur. C’est par amour de son Père du ciel et de ses frères de la terre qu’il a renoncé à ce qui lui appartenait. Pour être libre et détaché, pour écouter et libérer, pour guérir et pardonner, pour relever et sauver. Les choix qu’il a faits vont à contre-courant des représentations et des pratiques religieuses de son temps. En lui, il ne s’agit plus d’offrir des sacrifices dans des temples, mais faire don de sa propre personne pour servir les autres au quotidien. Il y a deux manières d’envisager la sagesse : une manière humaine et raisonnable de rechercher la paix, la justice, la bonté, la vérité. Mais il y a comme une autre manière qui la précède, celle qui se fonde sur l’Esprit de Dieu. L’auteur du livre de la Sagesse s’interroge à ce sujet.
Quel homme peut découvrir les intentions de Dieu ?
Qui peut comprendre les volontés du Seigneur ?
Les réflexions des mortels sont incertaines, et nos pensées, instables ;
car un corps périssable appesantit notre âme,
et cette enveloppe d’argile alourdit notre esprit aux mille pensées.
Nous avons peine à nous représenter ce qui est sur terre,
et nous trouvons avec effort ce qui est à notre portée ;
ce qui est dans les cieux, qui donc l’a découvert ?
Et qui aurait connu ta volonté, si tu n’avais pas donné la Sagesse
et envoyé d’en haut ton Esprit Saint ?
C’est ainsi que les sentiers des habitants de la terre sont devenus droits ;
c’est ainsi que les hommes ont appris ce qui te plaît
et, par la Sagesse, ont été sauvés. »
Saint Paul attribue à Jésus une parole que les évangiles n’ont pas rapportée. Elle l’a guidé dans sa vie de disciple : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35). Une phrase clé qui exprime au mieux la sagesse qui a inspiré son œuvre d’annonceur d’Evangile. Aux yeux du monde et à l’écoute des pulsions humaines de possession et d’emprise ces propos paraissent fous. Pourtant le renoncement à soi pour servir les autres et les voir heureux est un chemin de bonheur bien plus grand que celui de la satisfaction de tous les désirs personnels de possession. Tout choix de vie comporte un renoncement. Et ce renoncement peut aller jusqu’au don total de soi, à la perte de sa vie. Folie aux yeux du monde, et sagesse de Dieu, comme le vivra Jésus et le dira Paul dans sa première lettre aux Corinthiens (ch 2, 1-16).
Paul nous aide aussi à comprendre les paroles du Christ qui parle des relations familiales de manière quelque peu étonnante. Nous lisons aujourd’hui sa lettre à Philémon. C’est le livre le plus court du Nouveau Testament : un seul chapitre et vingt-cinq versets seulement. Philémon est à la fois un maître – un chef d’entreprise dirait-on aujourd’hui –, et le responsable d’une communauté chrétienne. Onésime, son esclave, s’est enfui on ne sait pourquoi, et a trouvé refuge auprès de Paul, qui s’est attaché à lui et en a fait son collaborateur. Peut-être pour des raisons juridiques, Paul, qui est emprisonné à Rome, s’est décidé à renvoyer Onésime à son maître. Mais pour que le retour d’Onésime se passe dans les meilleures conditions, il adresse une lettre à Philémon ainsi qu’à toute la communauté qui se rassemble chez lui. Il le prie d’accueillir Onésime non pas comme un esclave, mais comme un frère bien-aimé, et plus encore comme s’il accueillait Paul lui-même, espérant sans doute en secret que son maître l’affranchira de sa condition d’esclave. Voici cette lettre de Paul pleine de tendresse et d’humanité.
Moi, Paul, tel que je suis, un vieil homme et, qui plus est,
prisonnier maintenant à cause du Christ Jésus,
j’ai quelque chose à te demander pour Onésime,
mon enfant à qui, en prison, j’ai donné la vie dans le Christ.
Cet Onésime (dont le nom signifie « avantageux »)
a été, pour toi, inutile à un certain moment,
mais il est maintenant bien utile pour toi comme pour moi.
Je te le renvoie, lui qui est comme mon cœur.
Je l’aurais volontiers gardé auprès de moi,
pour qu’il me rende des services en ton nom,
à moi qui suis en prison à cause de l’Évangile.
Mais je n’ai rien voulu faire sans ton accord,
pour que tu accomplisses ce qui est bien,
non par contrainte mais volontiers.
S’il a été éloigné de toi pendant quelque temps,
c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement,
non plus comme un esclave, mais,
mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé :
il l’est vraiment pour moi, combien plus le sera-t-il pour toi,
aussi bien humainement que dans le Seigneur.
Si donc tu estimes que je suis en communion avec toi,
accueille-le comme si c’était moi.
Cette lettre de saint Paul montre dans quel esprit les premiers disciples du Christ ont compris ce qu’il disait à propos des relations, familiales ou autres, de ce qu’il vivait lui-même. Pour les chrétiens déjà, dans la perspective des « droits de l’homme », un esclave était un frère « humainement et dans le Seigneur ». Accorder sa préférence au Christ, cela veut dire ne pas s’enfermer et enfermer les autres dans des réseaux de relation quels qu’ils soient : famille, congrégation, village, église, nation, religion, communautés de tous genres. Paul est un vieil homme en prison. Lui aussi après sa rencontre avec Jésus ressuscité avait tout quitté pour le suivre et être son disciple. Il appelle Philémon son fils bien-aimé, et il considère Onésime, non plus comme un esclave, mais bien mieux, comme son propre enfant, son frère bien-aimé aussi, tout autant peut-être que les membres de sa propre famille dont nous ignorons tout. Il va jusqu’à dire de lui qu’il est une part de lui-même. Et il invite Philémon qui est à la fois son employeur et le responsable de la communauté chrétienne à faire de même. Et il ajoute : « Aussi bien humainement que dans le Seigneur ». Voilà les deux dimensions inséparables de la sagesse chrétienne.
Dans le Christ donc, toute relation humaine ne perd rien de son aspect le plus concret, le plus humain et le plus familial. C’est bien humainement que Dieu nous a rejoints en Jésus. Il ne s’est pas contenté de nous bénir du haut de son ciel, il a pris chair dans le plus concret de notre humanité. « Dans le Seigneur » cependant, comme l’a souvent dit saint Paul, et comme il le vit dans sa relation à Philémon et à Onésime : « Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, ne font plus qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28). Les frontières familiales et sociales ne sont pas abolies, mais à dépasser. Car en lui, tous sont frères et sœurs en humanité, tous enfants du même Père, dans cette famille élargie qu’il faut aimer quand on aime le Christ, le frère universel, et en qui il faut le reconnaître lui-même. Par le baptême, on n’est pas arraché à sa famille, mais on entre dans une famille universelle, l’Eglise peuple de Dieu, corps du Christ et temple de l’Esprit Saint. C’est ce qu’exprime le geste de l’immersion dans le baptême des bébés. Les parents donnent leur enfant au prêtre pour qu’il le plonge dans l’eau et le leur donne ensuite comme un frère ou une sœur dans la foi.
Evangile selon saint Luc – Lc14, 25-33