Deux petites phrases à retenir des textes de ce dimanche : « Accomplis toute chose dans l’humilité », et « Heureux es-tu lorsque tu invites à ta table ceux qui n’ont rien à te rendre. » En son fils Jésus, humble serviteur de ses frères et messie crucifié, c’est dans l’humilité et la gratuité que Dieu s’est manifesté aux hommes. Il a inauguré une manière nouvelle d’entrer en relation avec eux, et c’est ainsi qu’il les invite à venir vers lui, comme nous le rappelle la lettre aux Hébreux.
Frères, quand vous êtes venus vers Dieu
vous n’êtes pas venus vers une réalité palpable, embrasée par le feu,
comme la montagne du Sinaï : pas d’obscurité, de ténèbres ni d’ouragan,
pas de son de trompettes ni de paroles prononcées par cette voix
que les fils d’Israël demandèrent à ne plus entendre.
Mais vous êtes venus vers la montagne de Sion
et vers la ville du Dieu vivant, la Jérusalem céleste,
vers des myriades d’anges en fête
et vers l’assemblée des premiers-nés
dont les noms sont inscrits dans les cieux.
Vous êtes venus vers Dieu, le juge de tous,
et vers les esprits des justes amenés à la perfection.
Vous êtes venus vers Jésus, le médiateur d’une alliance nouvelle.
Hé 12, 18-19.22-24a
Le pape François a dit lors d’un rassemblement de jeunes : « Dieu nous sauve en se faisant petit, proche et concret. Avant tout, Dieu se fait petit. Le Seigneur, « doux et humble de cœur » (Mt 11, 29), préfère les petits, auxquels est révélé le Royaume de Dieu (Mt 11, 25) ; ils sont grands à ses yeux et il tourne son regard vers eux (cf. Is 66, 2). Il a une prédilection pour eux, parce qu’ils s’opposent à l’“arrogance de la vie”, qui vient du monde (cf. 1Jn 2, 16). Les petits parlent la même langue que lui : l’amour humble qui rend libre. » C’est aussi ce que conseillait Ben Sirac le Sage. Alors que nous ne lisons que quelques versets du texte dans la première lecture de ce dimanche, prenons le temps de lire plus longuement ses leçons de sagesse.
Mon fils, accomplis toute chose dans l’humilité,
et tu seras aimé plus qu’un bienfaiteur.
Plus tu es grand, plus il faut t’abaisser :
tu trouveras grâce devant le Seigneur.
Beaucoup sont haut placés et glorieux,
mais c’est aux humbles que le Seigneur révèle ses secrets.
Grande est la puissance du Seigneur, et les humbles lui rendent gloire.
Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi,
ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces.
Médite ce qu’on t’a prescrit :
tu n’as pas à t’occuper des choses cachées.
Ne sois pas curieux de ce qui te dépasse :
déjà ce qu’on t’a enseigné est au-delà de l’esprit humain.
Leur présomption a égaré bien des gens,
leur manque de jugement a fait dévier leurs pensées.
Si tes yeux n’avaient pas de prunelles, tu serais privé de lumière ;
alors, si tu es dénué de science, ne te vante pas !
Un cœur endurci finira dans le malheur,
celui qui aime le danger s’y perdra.
Un cœur endurci sera écrasé de peines,
le pécheur entasse péché sur péché.
La condition de l’orgueilleux est sans remède,
car la racine du mal est en lui.
Qui est sensé médite les maximes de la sagesse ;
l’idéal du sage, c’est une oreille qui écoute.
Siracide 3, 17-29
Le long chapitre 14 de l’Evangile selon saint Luc – dont nous ne lisons qu’un passage aussi – commence ainsi : « Un jour de sabbat, Jésus était entré chez un chef des pharisiens pour y prendre son repas ». Luc nous rapporte l’attitude de Jésus au cours d’un repas qu’il ne préside pas, mais auquel il est invité, et pas par n’importe qui, puisqu’il s’agit d’un chef des pharisiens, un responsable donc de confrérie religieuse pharisienne. Et pas n’importe quand, puisqu’il s’agit du repas d’un vendredi soir quand s’ouvre le sabbat, au cours duquel les discussions religieuses vont bon train.
Pour bien comprendre le texte présenté dans le missel il est utile de lire les versets qui le précèdent et rapportent l’attitude provocante de Jésus : d’abord, il s’est autorisé à guérir un malade alors que cela est interdit le jour du sabbat. Puis, pour justifier ce qu’il fait, il a déclaré aux personnes présentes : « Si l’un de vous a son fils ou son bœuf qui tombe dans un puits, ne va-t-il pas l’en retirer aussitôt, le jour même du sabbat ? » Ils ont été incapables de trouver une réponse, note saint Luc. Ensuite ses propos frisent l’impolitesse. Il fait deux remarques assez déplaisantes. L’une adressée aux invités, l’autre à celui qui l’a invité.
Un jour de sabbat, Jésus était entré dans la maison d’un chef des pharisiens
pour y prendre son repas, et ces derniers l’observaient.
Jésus dit une parabole aux invités
lorsqu’il remarqua comment ils choisissaient les premières places,
et il leur dit : « Quand quelqu’un t’invite à des noces,
ne va pas t’installer à la première place,
de peur qu’il ait invité un autre plus considéré que toi.
Alors, celui qui vous a invités, toi et lui, viendra te dire :
“Cède-lui ta place” ; et, à ce moment, tu iras, plein de honte,
prendre la dernière place.
Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place.
Alors, quand viendra celui qui t’a invité,
il te dira : “Mon ami, avance plus haut”,
et ce sera pour toi un honneur
aux yeux de tous ceux qui seront à la table avec toi.
En effet, quiconque s’élève sera abaissé ; et qui s’abaisse sera élevé. »
La parole de Jésus rappelle la louange que chantait sa mère : « Il s’est penché sur son humble servante. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. » La leçon que donne Jésus aux invités pourrait servir d’argument (sous le mode du clin d’œil !) à ceux et celles qui n’avancent jamais aux premiers rangs dans les églises. Mais le contexte n’est pas le même ! Jésus trouve prétentieuse leur attitude, et dénonce probablement en même temps que leur sans-gêne par rapport à la manière de se placer, l’esprit même de leur groupe. Il faut savoir en effet que les repas pharisiens sont des repas où l’on se retrouve entre personnes qui sont au même degré de pureté rituelle et de stricte observance des préceptes de la loi. Des repas dont sont exclus les publicains, les femmes, et toutes personnes qui ne seraient pas en règle vis-à-vis des prescriptions concernant les purifications rituelles. Jésus leur fait remarquer que le fait de s’approprier d’abord les meilleures places exprime bien le sentiment de supériorité voire de mépris pour les humbles, qui inspire leur pratique de repas. Leur attachement scrupuleux aux prescriptions rituelles trahit l’esprit de la Loi de Dieu. Celle-ci n’est pas faite pour établir des barrières, des ségrégations entre les croyants, comme si certains étaient plus purs et plus méritants que d’autres et au-dessus d’eux, mais pour que tous soient accueillis et se comportent avec humilité et fraternité.
Jésus s’adresse ensuite au chef pharisien qui l’invite, et critique sa manière de pratiquer les repas de sa confrérie.
« Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner,
n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ;
sinon, eux aussi te rendraient l’invitation
et ce serait pour toi un don en retour.
Au contraire, quand tu donnes une réception,
invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ;
heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien à te donner en retour :
cela te sera rendu à la résurrection des justes. »
Lc 14, 1.7-14
Jésus remet en cause la logique même de la pratique des repas pharisiens. Il déclare qu’elle donne de Dieu une image faussée. Dieu n’est-il pas d’abord le Dieu des humbles et des pauvres ? Au lieu de se retrouver entre parfaits, ne faudrait-il pas inviter d’abord les pauvres et les pécheurs et non pas commencer par inviter amis, frères, parents ou riches voisins ? Tel sera le comportement de Jésus. On lui reprochera sans cesse de prendre son repas avec les pécheurs notoires. Tels voudra-t-il que soient les repas de sa communauté à lui. Pauvres et pécheurs doivent y être les premiers invités, et les pratiques de purifications rituelles concernant le corps, les aliments ou la vaisselle ne seront pas exigées (cf Mc 7). Ce qui troublera l’ordre social et religieux et sera d’ailleurs un des motifs de son procès et de sa condamnation.
Ce passage d’évangile interroge aujourd’hui encore les Églises, les rassemblements eucharistiques. Pauvres, infirmes et pécheurs y sont-ils les premiers invités ? S’y sentent-ils à l’aise quand ils ne comprennent pas le langage ou ne sont pas en règle avec tel précepte de l’Eglise ?
Retenons précieusement la béatitude qui conclut ce passage d’évangile : « Heureux es-tu lorsque tu invites à ta table ceux qui n’ont rien à te rendre. » Ce faisant, tu agis comme Dieu. Lui aussi t’invite à son festin gratuitement, sans payer, alors que tu n’en es pas digne, alors que tu ne peux lui rendre rien d’autre que la grâce qu’il te fait. Garde-toi donc de toute attitude arrogante ou méprisante quand tu réponds à son invitation. N’oublie pas que ta place est une place d’invité dont tu n’es pas propriétaire. La place des premiers invités dans le cœur de Dieu, dans la maison de Dieu est réservée à ceux que le monde considère comme derniers. Ce n’est pas une place qu’ils ont payée ou méritée. Ton rôle, ta mission est donc de les inviter à partager le repas avec toi, et surtout de les inviter à prendre les premières places. Quand tu donnes un festin, invite des personnes qui n’ont rien à te rendre. N’oublie pas aussi de t’inviter chez eux – comme je le fais – quels que soient leur rang social, leur perfection morale, leur misère physique ou spirituelle.
Un texte ancien des Églises de Syrie (première moitié du 3e s.) extrait de la Didascalie des apôtres (ch 12) atteste combien ce texte d’Evangile était pris au sérieux dans les premières communautés chrétiennes, notamment en ce qui concerne le ministère épiscopal.
« Si quand tu sièges, arrivent quelques autres, hommes ou femmes, qui sont honorés dans le monde, qu’ils soient de cette communauté ou d’une autre, pendant que toi évêque, tu annonces la parole de Dieu, tu écoutes ou tu lis, ne fais pas acception de personnes (pas de différence ni de privilège), n’abandonne pas le ministère de la Parole pour leur préparer une place, mais reste en paix tel que tu es, et n’interromps pas ta parole ; les frères les recevront, et s’il n’y a pas de place, celui des frères qui est plein d’amour et d’affection pour ses frères et veut faire honneur se lèvera et leur cédera la place ; pour lui, il se tiendra debout. S’il vient un pauvre ou une pauvresse, qu’il soit de la communauté ou étranger, et surtout s’ils sont avancés en âge, fais-leur place de tout ton cœur, évêque, quand même tu devrais t’asseoir par terre, afin de ne pas faire acception de personnes devant les hommes, mais que ton ministère soit acceptable devant Dieu. »
Evangile selon saint Luc – Lc14, 1, 7-14