C’est peut-être le premier dimanche de nos vacances, ou celui de notre rentrée en dernier jour du mois de juillet. En plein été, les textes de la liturgie nous cueillent à froid. De quoi « plomber » l’ambiance qui est à la détente et à la fête, par une avalanche de rudes questions existentielles. Que cherchons-nous, après quoi courons-nous ? Où nous conduit notre vie trépidante et « tapoteuse », le nez sur le guidon et les yeux sur des écrans de toutes tailles ? Sans cesse assaillis par des urgences et invités à vivre en direct tout ce qui se passe sur notre planète ! Alors, stop ! Ecoutons trois points de vue sur la question. Peut-être à contre-courant de ce qui est « tendance » aujourd’hui. Dans les textes de ce dimanche le petit mot « tout » revient souvent comme un fil rouge. Dans les propos désabusés de l’Ecclésiaste d’abord.
Paroles de Qohèleth, fils de David, roi de Jérusalem.
Vanité des vanités disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité !
Un homme s’est donné de la peine ;
il est avisé, il s’y connaissait, il a réussi.
Et voilà qu’il doit laisser son bien à quelqu’un qui ne s’est donné aucune peine.
Cela aussi n’est que vanité, c’est un grand mal !
En effet, que reste-t-il à l’homme de toute la peine
et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue sous le soleil ?
Tous ses jours sont autant de souffrances,
ses occupations sont autant de tourments :
même la nuit, son cœur n’a pas de repos.
Cela aussi n’est que vanité.
Ecclésiaste 1, 2 ; 2, 21-23
De prime abord voilà un constat fataliste. Cet homme invite chacun à une lucidité réaliste et amère, face à des évidences qu’on est tenté d’oublier. A quoi bon se donner tant de peine, se fatiguer, courir vers le succès et la réussite dans le domaine des affaires ou des jeux, puisqu’il faudra tout lâcher ! L’auteur s’en tient là : il ne propose pas d’alternative. Tout est vanité, dit-il, puisque nous ne sommes que de passage. Heureusement saint Jean Chrysostome nous met un peu de baume au cœur : on peut comprendre le sens de ce mot « tout » comme signifiant « toutes les œuvres des hommes », écrit-il. Elles sont éphémères et pas toujours bonnes, mais toutes celles de Dieu sont éternelles, pleines de justice et de vérité. Le Christ connaît sans doute ce livre de l’ecclésiaste, car il reprend sa logique dans les propos qu’il tient en saint Luc. Il refuse de se faire juge et arbitre dans les problèmes d’un interlocuteur, puis il s’exprime à la foule en parabole.
Du milieu de la foule, un homme demanda à Jésus :
« Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. »
Jésus lui répondit :
« Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? »
Voilà un homme furieux : son frère s’est approprié la totalité de l’héritage de leurs parents. Il refuse de partager. Jésus comprend sans doute son sentiment de révolte, mais il est choqué par sa demande. Pour qui me prends-tu, semble-t-il lui dire ? Pour un messie à tout faire, qui va régler tous les problèmes, ou un « arbitre expert en tous les cas » comme le chat de la fable de La Fontaine ? La demande de cet homme ressemble à certaines prières adressées à Dieu pour qu’il intervienne directement dans tous les cas difficiles. Jésus dénonce toute instrumentalisation de Dieu. C’est le méconnaître que de se servir de lui pour qu’il règle tous les litiges, qu’il donne raison aux uns et tort aux autres, et même qu’il gère bien partout la météo.
Jésus refuse de jouer ce rôle bien éloigné de sa mission. Il s’abstient de se mêler des affaires des gens pour décider, trancher à leur place, pour se substituer à leur conscience et à leur liberté de penser ou d’agir. Manière neuve et originale d’envisager le rapport entre le religieux et le judiciaire, entre le religieux et le politique, entre l’institution religieuse et la liberté de conscience des personnes. Jésus se présente comme un sage qui invite à prendre de la distance par rapport aux difficultés, à chercher leurs racines, leur raison d’être. Il se situe aussi comme un prophète qui a reçu la mission d’orienter leur discernement, de les appeler à la conversion, et d’inviter chacun à suivre les chemins de la justice et de la bonté, du partage et du pardon, plutôt que ceux de sa cupidité. Après son refus de répondre positivement à la demande de cet homme, Jésus élève le débat et s’adresse à la foule pour l’enseigner. Les racines du conflit entre ces deux frères, comme celles de tant de discordes et de guerres entre les humains, résident dans leur cupidité par rapport aux biens de ce monde, dans leur désir de tout avoir et d’avoir toujours raison. Ecoutons la suite du récit.
Puis, s’adressant à tous : « Gardez-vous bien de toute avidité,
car la vie de quelqu’un, même dans l’abondance,
ne dépend pas de ce qu’il possède. »
Et il leur dit cette parabole : « Il y avait un homme riche,
dont le domaine avait bien rapporté.
Il se demandait : “Que vais-je faire ?
Car je n’ai pas de place pour mettre ma récolte.”
Puis il se dit : “Voici ce que je vais faire :
je vais démolir mes greniers, j’en construirai de plus grands
et j’y mettrai tout mon blé et tous mes biens.
Alors je me dirai à moi-même :
Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition,
pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.”
Mais Dieu lui dit : “Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie.
Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ?”
Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même,
au lieu d’être riche en vue de Dieu. »
Lc 12, 13-21
« Entasser tout son blé et tout ce qu’il possède », n’est-ce pas un tel désir qui habite tout être humain ? Entasser du « blé », voilà une expression parlante en notre temps où les banques ont pris le relais des greniers pour placer du « fric » plutôt que des céréales et veiller sur les capitaux. Un temps où des oligarques règnent sur la planète et déclenchent des guerres ! Jésus va plus loin que l’ecclésiaste. Il ouvre une alternative, une perspective nouvelle : il distingue deux conceptions de la richesse : celle qui consiste à amasser des biens pour soi-même, et celle qui consiste à être riche en vue de Dieu et selon son point de vue. C’est-à-dire le considérer comme l’être le plus riche qui soit. Il est riche de tout ce qu’il donne, et de tout donner. Il est infiniment riche en bonté, en grâce, en miséricorde, en pardon. Il n’est pas riche ni chiche à l’image d’un « Harpagon », d’un pingre, rivé à son compte en banque, ou aux cours de la bourse, riche de ses réserves pour en jouir et à se mettre à l’abri de tout manque.
Être riche en vue de Dieu, c’est aussi se regarder soi-même et regarder le monde et les autres comme les fruits de la richesse de Dieu. Qu’as-tu que tu n’as reçu ? disait saint Paul. Ce qui ne veut pas dire ne rien posséder, ne rien placer, mais avoir souci d’équité et de partage. Jésus appelle chacun à ne pas se comporter en propriétaire jaloux, uniquement soucieux de son capital, obsédé par la volonté de l’agrandir par tous les moyens, et risquant ainsi de passer à côté de la vraie richesse, celle du cœur et de la bonté, la seule qui vaille. Il appelle chacun à faire bon usage de son « blé » !
On pourrait objecter que c’est là un encouragement à l’imprévoyance et à la sottise. Prévoir de quoi subsister pour le lendemain, n’est-ce pas, en effet, une manière positive et sage de vivre le don ? Jésus ne désavoue pas ce point de vue. C’est à une autre prévoyance mieux placée qu’il encourage. Pour tous il importe avant tout de ne jamais manquer de lucidité devant leur condition mortelle, devant la vanité et la précarité des choses que l’on possède, et de placer en lieu sûr le bien le plus important qui soit, celui qui ne passe pas : l’amour de Dieu et des autres.
Ce qu’écrit Paul aujourd’hui aux Colossiens est en pleine consonance avec ce que disent Jésus et l’ecclésiaste. Il fonde sa manière de voir sa vie sur la nouveauté de la résurrection du Christ à laquelle participent les baptisés. Lui aussi emploie le mot « tout », mais cette fois de manière totalement neuve. Le Christ enrichit tous ses frères humains de sa pauvreté et il est la richesse par excellence.
Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ,
recherchez les réalités d’en haut :
c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu.
Pensez aux réalités d’en haut, non à celles de la terre.
En effet, vous êtes passés par la mort,
et votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu.
Quand paraîtra le Christ, votre vie, alors vous aussi,
vous paraîtrez avec lui dans la gloire.
Faites donc mourir en vous ce qui n’appartient qu’à la terre :
débauche, impureté, passion, désir mauvais,
et cette soif de posséder, qui est une idolâtrie.
Plus de mensonge entre vous :
vous vous êtes débarrassés de l’homme ancien
qui était en vous et de ses façons d’agir,
et vous vous êtes revêtus de l’homme nouveau qui,
pour se conformer à l’image de son Créateur,
se renouvelle sans cesse en vue de la pleine connaissance.
Ainsi, il n’y a plus le païen et le Juif, le circoncis et l’incirconcis,
il n’y a plus le barbare ou le primitif, l’esclave et l’homme libre ;
mais il y a le Christ : il est tout, et en tous.
Col 3, 1-5.9-11
Evangile selon saint Luc – Lc 12, 13-21