En France, dom Michel Le Nobletz est bien connu des historiens du christianisme comme inventeur d’une méthode catéchétique originale, reposant sur des « cartes peintes » (kartennou livet en breton) ou « tableaux énigmatiques » (taolennou digomprenuz) destinés à enseigner la doctrine catholique aux fidèles.
On connaissait déjà avant dom Michel les images et tableaux représentant des scènes de la vie de Jésus-Christ et de sa Passion. Depuis le Moyen-Âge, les retables des églises reproduisaient ces scènes évangéliques, et ici en Bretagne, les calvaires des XVe et XVIe siècles présentaient les mystères joyeux, douloureux et glorieux. La nouveauté de dom Michel Le Nobletz est d’ajouter tout un enseignement sur ce que nous devons croire, savoir et faire, en s’appuyant sur des images. Son premier biographe, le R.P. Antoine Verjus, nous en donne la raison :
Michel Le Nobletz « jugeait qu’il fallait aider [le sens de l’ouïe] par celui de la vue en lui présentant des objets qui déterminassent l’esprit et qui lui imprimassent plus distinctement ce qu’on voudrait lui bien faire entendre. Ce furent ces raisons qui lui firent préparer un grand nombre de tableaux, par le moyen desquels il enseignait tous nos mystères et tous les devoirs d’un chrétien d’une manière aisée et agréable à ceux qui semblaient ne les pouvoir apprendre par aucun autre moyen » (Antoine VERJUS, La Vie de Monsieur Le Nobletz prestre et missionnaire de Bretagne, Paris, 1666, livre IV, chap. 6).
La méthode utilisée par dom Michel sera reprise et développée plus tard par les jésuites lors des retraites et des missions paroissiales, en particulier par le père Vincent Huby qui inventera la série des douze images symboliques appelées « images morales » ou, plus couramment, tableaux de mission (taolennou), qui serviront aux missions paroissiales en Bretagne Bretagne jusqu’au milieu du XXe siècle.
De nombreuses cartes ont disparu, comme la Lettre de Pythagore, la première carte Imago Mundi, Les Deux Hôpitaux, la Carte de l’Harboulin, Le Château de vérité, Les Dix Degrés, les Nouvelles Demoiselles, la Carte du monstre ayant une corne sur la tête, la Carte des trois arbres et bien d’autres, dont la liste est connue par les inventaires et catalogues dressés par dom Michel Le Nobletz lorsqu’il confiait une nouvelle série de cartes à ses disciples. Les archives de l’évêché de Quimper conservent aujourd’hui préciseusement quatorze cartes, dont deux copies d’époque (XVIIe siècle) (1), dont voici une courte présentation.
L’enseignement donné par dom Michel en s’appuyant sur ses « tableaux énigmatiques » ou « cartes peintes » peut être relativement simple, comme dans la carte des Lois, la carte du Pater, et la carte des Six cités du Refuge. Elles servent pour dom Michel à illustrer l’enseignement du concile de Trente sur les vérités à croire, les prières à connaître, les sacrements à recevoir, les œuvres à pratiquer.
La carte des Lois se lit de haut en bas. Tout en haut, le Père éternel donne à Moïse les préceptes de l’Ancien Testament, observés par un petit nombre de fidèles, qui sont penchés sur des balustrades au-dessus des nuages. Au-dessous, Notre Seigneur Jésus-Christ donne la Loi nouvelle de l’Évangile à saint Pierre, reconnaissable à ses clefs, lequel transmet à son tour la loi évangélique à dix apôtres. Plus bas, des moines et moniales observent la loi des conseils évangéliques. Figurent enfin à gauche le pape sur sa cathèdre, entouré d’angelots, et un roi, avec couronne et sceptre. De l’autre côté, un prêtre prêchant en chaire, et au centre, l’église paroissiale avec son clocher et une foule de paroissiens en habits du dimanche ou de fête. | |
Le Nobletz. Carte des Lois (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) | Les autres cartes permettent un approfondissement de la doctrine chrétienne. Certaines, comme la carte de Babylone, la Carte Mêlée ou la carte de l’Exercice quotidien sont des cartes de catéchèse ou d’exemples, tandis que d’autres sont habituellement qualifiées par les historiens de « cartes-itinéraires ». |
Comme l’indique l’un des titres figurant à son frontispice, la carte de Babylone représente symboliquement la terre vue du ciel : Respice de coelo et vide et visita vineam istam et perfice – « (Dieu) observe des cieux et vois, visite cette vigne et parachève-la » (Ps. 79, 5). Dieu observe du ciel le monde d’ici-bas, organisé iconographiquement comme deux mondes séparés par une zone blanche, ayant en son centre la tour de Babel (Babylone) en feu et la « terre d’Égypte ». | |
Le Nobletz. Carte de Babylone (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) | Dom Michel oppose de la sorte le monde de la foi au monde « mondain », avec à l’extérieur des quatres cercles huit « lieux » permettant d’obtenir le salut : écouter le Christ prêcher sur la montagne, devenir religieux, se convertir intérieurement, vivre en dévot, fuir Babylone, entrer dans un tiers-ordre, faire retraite séculière, etc. Tandis que le deuxième cercle oppose la bonne paroisse (l’Esprit saint souffle sur l’église, le prêtre baptise, marie et catéchise) et la vie de péchés (avarice, ivrognerie, violences…, occupant les trois quarts de l’espace), le troisième cercle est rempli de nuées qui sont les « ténèbres d’Égypte », c’est-à-dire l’ignorance de la vraie doctrine, et le quatrième cercle est vide, pour marquer la séparation radicale qui s’impose entre le monde « mondain » et la vie chrétienne. |
La Carte mêlée puise à d’autres sources que celle de L’exercice quotidien pour tout homme chrétien. Il s’agit également d’une carte d’exemples, destinée à illustrer un thème catéchétique ou moral. Homme de la Renaissance et esprit encyclopédique, l’un des hommes les plus savants de Bretagne selon son biographe Verjus, dom Michel puise ici dans un registre mythologique et symbolique alors très en vogue. | |
Le Nobletz. Carte mêlée (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) | Cette carte est dite mêlée, mélangée, car elle est composée de 28 vignettes évoquant les vices et les vertus. On y trouve deux allusions à des scènes bibliques et huit citations explicites de la Bible, six références à des personnages mythologiques, six recours à des personnages et vertus allégoriques, six stigmatisations des vices, ou encore huit allusions aux rapports entre le terrestre et le céleste. |
On peut classer dans cette troisième catégorie la carte de la Croix, celle du Miroir du Monde ou Imago Mundi, le Désirant, mais aussi des cartes marines, comme celle des 4 monarchies, des 5 talents, et des Conseils.
La Carte de la Croix montre une grande croix fleurie dont le pied repose sur des fonts baptismaux. De part et d’autre de cette croix, trois chemins s’élancent. Une voie large, à gauche, est empruntée par les chrétiens qui veulent arriver au ciel sans beaucoup d’efforts. Un autre chemin à droite, le plus large, est celui des mondains, des hérétiques huguenots et des païens idolâtres. Tout comme les chrétiens tièdes, eux aussi sont promis aux flammes de l’enfer. | |
Le Nobletz. Carte de la Croix (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) | Au centre de la carte, parallèlement à la croix fleurie, se trouve un troisième chemin, étroit et long, qui mène au Salut. On y voit un « bon chrétien » qui porte une croix sur l’épaule, écoute attentivement les propos d’un prédicateur, et acquiert les vertus chrétiennes « par l’amour et la souffrance de la croix ». Des fleurs poussent sur ce « sentier étroit des saints commandements », qui conduit vers le Christ ressuscité. |
La carte du Jugement ou Seconde carte Imago mundi (la première carte Imago mundi, qui a disparu, était destinée aux étudiants), présente les mêmes caractéristiques et le même discours d’ensemble que la carte de la Croix. Elle se lit également de bas en haut. Deux personnages, un pauvre artisan et un homme de qualité, demandent conseil sur leur vocation à un religieux, un prêtre séculier et à un laïc, tous les trois bien âgés. Au-dessus, on aperçoit deux portes, à gauche celle des artisans, et à droite celle « de l’honneur mondain », qui ouvrent sur de grands cercles. | |
Le Nobletz. Seconde carte Imago Mundi (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) | Certains détails sont très proches de nos « bandes dessinées ». On y voit des scènes du quotidien : le paysan cultivant son jardin, un homme qui pêche, un magistrat qui rend la justice, des joueurs de biniou… Cette Seconde carte Imago mundi ou carte du Jugement offre elle-aussi plusieurs niveaux de lecture en fonction de la culture des personnes qui la regardent, ce qui tout à fait est caractéristique du souci d’adaptation de dom Michel à des publics différents. Chaque personnage, chaque scène de cette carte étaient commentés et expliqués par dom Michel et ses disciples, pour monter les dangers de la vie dans le monde. Le salut y est possible mais il y est cependant plus difficile, tant est dangereux le monde ici-bas ; mieux vaut s’en méfier, ce qui est également le thème des cartes de Babylone et du Désirant. |
Celle-ci présente le parcours d’un jeune homme qui désire progresser dans la connaissance et l’amour de Dieu, ainsi que par contraste, celui de son frère cadet. Le Désirant (colonne de droite) commence par rencontrer un « pasteur » de brebis, vêtu d’un « habit tout chamarré de passements blancs et rouges » (rappel de la Passion et Résurrection), qui n’est autre que Jésus-Christ (tout en bas à droite). Il poursuit son chemin, parvient à l’abbaye d’Humilité, demande plus tard à être admis au collège de la Doctrine chrétienne, fait pénitence, pratique l’aumône et la prière, et parvient enfin à la « citadelle d’oraison ». À l’inverse, son jeune frère (colonne du centre) « prétend se conformer au monde en toutes ses manières de vivre. Ce qui est contraire à l’évangile et au commandement de saint Paul qui dit aux Rom. 12 : “Ne vous conformez pas à ce monde” ». Il croise un grand diable, des joueurs de quilles et de cartes, menace de son épée son frère le Désirant qui veut entrer à l’abbaye d’Humilité, puis « vaque à la gourmandise », danse, puis rejoint « les malheureux qui sont remplis du désir de vengeance et de nuire à leur prochain » qui risquent « la damnation au feu éternel, s’ils meurent en leur méchante résolution ». | |
Le Nobletz. Carte du Désirant (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) | Sur la gauche de la carte figure un magnifique Psaltérion figurant l’union des deux vies active et contemplative permettant d’arriver à la Sainte contemplation de Dieu : les cinq premières cordes symbolisent l’humilité et l’amour du prochain, et les cinq autres la contemplation. Dom Michel invite ainsi ceux qui écoutent ses enseignements à devenir à leur tour des chevaliers chrétiens, des « désirants » de Dieu, pour chercher et trouver la perfection de l’amour de Dieu. |
La carte des 4 Monarchies montre l’Europe, l’Afrique du Nord et l’Arabie ; son tracé n’est pas très précis (les péninsules italienne et ibérique sont sommairement dessinées) mais dom Michel s’en excuse par avance en indiquant qu’il ne faut pas ici « considérer de près la place de leur latitude et longitude ». Son but est de raconter l’« Histoire sainte » (l’histoire biblique), à travers quatre monarchies ou royaumes antiques qui cherchèrent tour à tour à soumettre le peuple d’Israël à leur domination : empires mède puis perse, empire grec d’Alexandre le Grand et ensuite empire romain. Dom Michel y a fait dessiner la main de Dieu créant Adam puis Ève, la tentation ou péché originel, leur expulsion du Paradis, le meurtre d’Abel par son frère Caïn, ou encore l’arche de Noé. | |
Le Nobletz. Carte des 4 Monarchies (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) |
La carte des 5 talents est une autre carte géographique, figurant principalement le Léon (c’est une carte où le nord se trouve à droite). La ville épiscopale de Saint-Pol est représentée à droite par le lion de ses armoiries. L’itinéraire débute en bas, sur la gauche, avec l’Église fondée sur la pierre (« Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam » – Matthieu 16, 18). Cet itinéraire est double : le premier à gauche tourne en rond, et égare l’impie ou le « mondain » qui l’emprunte vers des flots. A l’inverse, le chemin de droite permet de gagner la Montagne de Dieu (le Ciel), en traversant cinq cités qui sont la foi, la vérité, la science, l’entendement et le zèle (mais dom Michel propose en réalité plusieurs lectures : le sens symbolique de ce parcours peut ainsi varier en fonction du public). | |
Le Nobletz. Carte des 5 talents (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) |
Le Nobletz. Carte des Conseils (Archives diocésaines de Quimper, tous droits réservés) | Dom Michel nous montre les Amériques dans la carte des Conseils. Divers navires sont représentés sur cette carte. Les premiers, pilotés par le Christ lui-même, « portent des chrétiens vertueux, et sont chargés de précieuses marchandises, c’est-à-dire de la grâce sanctifiante, des dons du Saint-Esprit, et des vertus infuses qu’on reçoit avec le baptême, aussi bien que des grands mérites que ces âmes ont acquis depuis par leurs bonnes œuvres. Le port et le royaume où elles tendent tous, c’est le séjour des bienheureux » (Verjus, livre VIII, chap. 4). D’autres bateaux ont fait naufrage ; ils embarquaient des chrétiens qui ont perdu par leurs péchés mortels la grâce du baptême. D’autres encore voguent sans cap : ceux des païens, hérétiques et schismatiques. Certains navires veulent faire le tour de la terre en passant « par le détroit de Magellan, où il arrive de fréquents naufrages ». C’est pourquoi il serait bien plus sage de percer un passage à travers l’isthme de Panama. D’où deux petits personnages s’affairant sur la carte à ouvrir cette bande de terre, large de « trois lieues », croit savoir dom Michel, ce qui lui permet d’en donner un sens symbolique. Ces trois lieux signifient trois sortes de vices : concupiscence de l’honneur mondain, de la volupté des corps, et des richesses transitoires… De nombreux détails permettent également de donner toute une catéchèse sur la vie chrétienne, les commandements à observer, les vertus à pratiquer, afin de parvenir à l’Île fortunée ou « séjour des Bienheureux ». |
Celle-ci comporte trois promontoires. La voie la plus exigeante conduit vers le bourg dit Altum consilium. Elle est périlleuse pour ceux qui ont présumé de leurs forces et se sont engagés imprudemment dans la vie religieuse. Ils risquent de faire naufrage. La seconde voie, plus réaliste, vise la pointe du Petit Conseil (Minus Consilium). Il suffit de suivre avec persévérance les conseils de l’Evangile pour arriver à bon port, et au pire, si la marée et le vent sont contraires, le chrétien parviendra non pas « où il voulait, mais bien où il fallait et suffisait pour le sauver ». Le troisième cap est celui des commandements de Dieu et de l’Eglise : mais « si l’on ne prend son fil, comme pour arriver à la seconde pointe, il y a un courant d’eau si rapide qu’on n’arrive pas même à la troisième pointe » (Verjus, livre VIII, chap. 4). |
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Il faut encore noter que contrairement aux taolennou postérieurs, peu de place est laissée à la méditation sur la mort dans les « cartes énigmatiques » de dom Michel. On n’y trouve pas de danses macabres ou de représentations exubérantes des tourments de l’enfer. C’est pourquoi l’enseignement de dom Michel reflète un certain optimisme puisque l’homme est libre de son destin, et que la Rédemption est au centre de la conception du salut qu’il enseigne. Pour lui, la vie chrétienne est une vie de communion avec Dieu. A la fois catéchiste, théologien, directeur spirituel, prédicateur de missions paroissiales, Michel Le Nobletz propose ainsi à ses contemporains une spiritualité exigeante mais cependant accessible à tous.
P. Hervé Queinnec
23 mars 2018
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Pour aller plus loin :
Taolennoù. Michel le Nobletz. Tableaux de mission, par Yann Celton, Hervé Queinnec, Kelig-Yann Cotto & Kristell Loussouarn, Châteaulin, éditions Locus Solus, mars 2018 (avec de nombreux agrandissements des cartes et des explications).
Les chemins du paradis. Taolennou ar baradoz, par Fañch Roudaut, Alain Croix & Fañch Broudic, Douarnenez, Le Chasse-marée – éditions de l’Estran, 1988.
>> La doctrine spirituelle de Dom Michel
(1) La carte du Désirant et la carte des Lois.
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