Chaque évangéliste raconte la vie de Jésus à sa manière. Le message essentiel est le même, mais il y a quelques différences dans les récits, suivant les contextes dans lesquels ils ont été écrits. Par exemple, Jean laisse entendre que Jésus est allé souvent à Jérusalem. Luc au contraire ne raconte qu’un seul de ses voyages, celui qui le conduit à son procès et à sa Passion. Un voyage qui va durer longtemps, puisqu’il commence dès le chapitre 9 aujourd’hui, et continuera ensuite au long de quelque dix chapitres. Le passage que nous lisons ce dimanche se présente comme une introduction générale. Dans son livre, saint Luc insiste constamment sur le caractère radical de l’Évangile, et des choix que doit faire tout disciple de Jésus.
Mais comment comprendre cette radicalité, dont on parle tant aujourd’hui dans des contextes divers ? Est-elle synonyme d’extrémisme, d’intransigeance ? Deux logiques se présentent d’emblée quand on aborde cette question bien complexe. La première est celle d’une radicalité sectaire d’exclusion et d’embrigadement qui préconise le rigorisme absolu et conduit à des ségrégations dualistes et puritaines entre les bons et les méchants, entre les religions, les races. Elle peut mener à la haine et la violence. Elle peut aussi habiter l’intime de chacun. La deuxième est celle d’une radicalité d’inclusion, de bienveillance et d’ouverture. Telle est la radicalité évangélique : celle de la miséricorde, de l’ouverture de tous au salut et elle se manifeste par les paroles et par les actes du Christ. « La miséricorde, c’est l’acte ultime et suprême par lequel Dieu vient à notre rencontre en son Fils » a écrit le pape François. A la manière d’un cinéaste, Luc aborde cette question en quatre flashes, en quatre scènes dans le passage que nous lisons ce dimanche.
Première scène : le choix que fait Jésus de marcher vers Jérusalem. Il se manifeste d’abord par deux actes qui expriment ce qu’il considère comme l’essentiel de sa mission : le don de sa vie pour la multitude. Rien ne peut le faire reculer.
Comme s’accomplissait le temps où il allait être enlevé au ciel,
Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem.
Il envoya, en avant de lui, des messagers ;
ceux-ci se mirent en route
et entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue.
Mais on refusa de le recevoir, parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem.
Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent :
« Seigneur, veux-tu que nous ordonnions qu’un feu tombe du ciel et les détruise ? »
Mais Jésus, se retournant, les réprimanda.
Puis ils partirent pour un autre village.
Jésus prend avec courage la route de Jérusalem et choisit de faire étape chez les samaritains. Double étonnement sans doute chez les disciples : pourquoi marche-t-il vers Jérusalem sachant les risques de rejet et de mort qui l’y attendent comme il le leur a annoncé ? Pourquoi cette décision de faire étape en Samarie, chez ce peuple au sang mêlé, ce peuple d’hérétiques infréquentables depuis le temps des schismes anciens entre tribus du Nord et celles du Sud. Comme prévu, les villageois de Samarie rejettent les messagers de Jésus. Réaction vive de leur part : face à l’exclusion dont ils sont l’objet, les disciples demandent à Jésus de prier pour que Dieu les punisse, et les détruise par le feu de sa colère.
Remontrances vives de la part de Jésus. L’universalité est une radicalité première pour sa mission. Elle suppose une bienveillance et une miséricorde sans limite chez tout disciple dans toute rencontre, surtout face aux pauvres, aux malades, aux étrangers et même aux ennemis. Nul n’est exclu du Royaume qu’il annonce et inaugure. De plus, quand on arrive chez ceux que l’on a longtemps méprisés et rejetés, ne faut-il pas un long temps pour les écouter. Ne faut-il pas quitter sa hauteur et son arrogance méprisante si l’on veut se faire accepter et convaincre qu’on arrive pour une bonne nouvelle et non avec des arrière-pensées récupératrices ou dominatrices ?
Deuxième scène : un homme veut suivre le Christ sur son chemin.
En cours de route, un homme dit à Jésus : « Je te suivrai partout où tu iras. »
Jésus lui déclara :
« Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ;
mais le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête. »
Cet homme cherche un maître, et veut suivre Jésus, l’écouter, l’accompagner. Ne dit-on pas de Jésus qu’il est un Rabbi ? La parole de Jésus est déroutante. Encore une radicalité, celle de l’acceptation permanente du déplacement, de l’installation sécurisante. Jésus a choisi la route pour maison. Il habite l’itinérance. Il est sans domicile fixe. Pour le suivre, il faut accepter les règles de son jeu. Il faut être prêt à ne se fixer nulle part, et à choisir comme lui le voyage de la foi qui ressemble à celui d’Abraham. Il faut choisir d’habiter un chemin qui mène à Jérusalem, un chemin de croix, puis plus tard quand viendra son Esprit, un chemin qui conduira ses disciples à quitter Jérusalem, un chemin aux bras multiples que l’Esprit Saint ouvre devant eux pour qu’ils annoncent l’Évangile jusqu’aux extrémités du monde, chez tous les peuples.
Troisième scène : un peu plus loin, c’est Jésus qui prend l’initiative d’appeler quelqu’un.
Il dit à un autre : « Suis-moi. »
L’homme répondit : « Seigneur, permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père. »
Mais Jésus répliqua :
« Laisse les morts enterrer leurs morts. Toi, pars, et annonce le règne de Dieu. »
Parole choquante de la part de Jésus à cet homme qui ne demande rien d’autre qu’un délai pour honorer et ensevelir ses parents, comme Élisée l’avait obtenu d’Élie quand il l’avait appelé. Réponse à ne pas prendre au premier degré. En effet, dès ses origines, l’Eglise a enseveli ses morts et ceux de tous les peuples avec le plus grand respect. Cet homme évoque la mort physique de ses parents. Jésus parle sans doute de la mort spirituelle de ceux qui le rejettent, et qu’il faut laisser à leur attitude pétrifiée, à leur fermeture et à leurs mausolées. L’annonce du Royaume ne souffre aucun délai et exige d’être accomplie toutes affaires cessantes. Une troisième radicalité, celle du maintenant et de l’aujourd’hui du Royaume. Pas de « d’abord », mais des « tout de suite » et des « sans plus attendre ». Une radicalité chère à saint Luc.
Enfin, quatrième scène : un autre homme lui aussi veut remettre à plus tard de suivre Jésus.
Un autre encore lui dit :« Je te suivrai, Seigneur ;
mais laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison. »
Jésus lui répondit :
« Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière,
n’est pas fait pour le royaume de Dieu. »
Lc 9 51-52
Jésus s’en tient à la même logique, mais il ajoute une quatrième radicalité, celle du détachement pour une totale disponibilité. Sa réponse et l’image de la charrue laissent entendre qu’il se situe dans la lignée prophétique d’Élie qui est évoquée dans la première lecture de ce dimanche. Découragé après ses échecs, Élie avait fui au désert.
Le Seigneur dit à Elie : « Repars vers Damas, par le chemin du désert.
et tu consacreras Élisée, fils de Shafath, d’Abel-Mehola,
comme prophète pour te succéder. »
Élie s’en alla. Il trouva Élisée, fils de Shafath, en train de labourer
Il avait à labourer douze arpents, et il en était au douzième.
Élie passa près de lui et jeta vers lui son manteau.
Alors Élisée quitta ses bœufs, courut derrière Élie, et lui dit :
« Laisse-moi embrasser mon père et ma mère, puis je te suivrai. »
Élie répondit : « Va-t’en, retourne là-bas ! Je n’ai rien fait. »
Alors Élisée s’en retourna ;
mais il prit la paire de bœufs pour les immoler,
les fit cuire avec le bois de l’attelage, et les donna à manger aux gens.
Puis il se leva, partit à la suite d’Élie et se mit à son service.
1 Rois 19, 16b.19-21
Élisée quitte tout et mais positivement car il fait don aux gens de ses bœufs, de sa charrue pour suivre de sa mission Élie. Suivre Jésus requiert de même une totale liberté vis-à-vis de tout attachement. Toute relation est à vivre sans en être esclave. Les paroles du Christ sont rudes. Saint Paul nous offre une clé pour les comprendre.
C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés.
Alors tenez bon, ne vous mettez pas de nouveau sous le joug de l’esclavage.
Vous, frères, vous avez été appelés à la liberté.
Mais que cette liberté ne soit pas un prétexte pour votre égoïsme ;
au contraire, mettez-vous, par amour, au service les uns des autres.
Car toute la Loi est accomplie dans l’unique parole que voici :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres,
prenez garde : vous allez vous détruire les uns les autres.
Je vous le dis : marchez sous la conduite de l’Esprit Saint,
et vous ne risquerez pas de satisfaire les convoitises de la chair.
Car les tendances de la chair s’opposent à l’Esprit,
et les tendances de l’Esprit s’opposent à la chair.
En effet, il y a là un affrontement
qui vous empêche de faire tout ce que vous voudriez.
Mais si vous vous laissez conduire par l’Esprit,
vous n’êtes pas soumis à la Loi.
Ga 5, 1.13-18
Ainsi, toute exigence pour les disciples de Jésus doit se comprendre à la lumière de la sienne : donner sa vie jusqu’à mourir en croix pour le salut de ses frères humains. Il a pris avec courage le chemin de son procès et de sa mort. Il a quitté Nazareth et les siens pour choisir des disciples et aller à la rencontre des blessés de la vie et des foules. Il a donné une totale priorité à faire la volonté de son Père. « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les a aimés jusqu’au bout. » (Jn 13, 1)
Evangile selon saint Luc – Lc 9, 51-62