Dans l’histoire humaine des religions, multiples sont les chemins qui mènent à la foi en Dieu. Cela est vrai aussi pour les chrétiens, et les textes liturgiques de ce dimanche de la Trinité en témoignent. Mais grande est la difficulté de parler de ce que signifie le terme « Trinité », un mot abstrait qui ne figure pas dans le Second Testament. Nos catéchismes ont compliqué les choses bien souvent, et on peut accuser quelque peu les théologiens avec leurs spéculations complexes, de vouloir mettre la main sur le mystère de Dieu. Dans le christianisme, la Trinité était considérée comme le Dieu unique en trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, égaux, participant d’une même essence divine et pourtant fondamentalement distincts. On ne faisait guère référence à la Bible qui raconte comment c’est Dieu lui-même qui a voulu, le premier, se mettre à notre portée et se révéler à nous par des réalités humaines concrètes, par des mots simples et non des concepts abstraits, voire mathématiques.
Mieux vaut cheminer avec la Sainte Trinité qui nous présente Dieu d’abord comme créateur et comme être d’Alliance et de relation, se révélant aux hommes dans leur histoire. Il fait Alliance avec un peuple chargé de manifester à tous les humains qu’il a créés à son image et ressemblance, qu’il est à leur égard bon et miséricordieux. Il veut leur bonheur et leur révèle qu’il désire vivre avec eux dans la paix et l’amitié. On trouve dans les textes de ce dimanche plusieurs registres de langage pour parler de Dieu. D’abord celui de la louange de son nom, et bénédiction pour sa création, comme dans le psaume 8 de ce dimanche. Dans les écrits de Sagesse, les plus proches des Évangiles sur le plan historique, la sagesse de Dieu et l’esprit de Dieu sont des expressions parfois équivalentes. Le passage du Livre des Proverbes qui nous est proposé ce dimanche, présente l’Esprit de Dieu qui a créé l’univers, comme « la Sagesse », et voici comment celle-ci s’exprime.
Écoutez ce que déclare la Sagesse :
Le Seigneur m’a faite pour lui depuis toujours.
Avant que les montagnes ne soient fixées, je fus enfantée,
avant que le Seigneur n’ait fait la terre et l’espace,
les éléments primitifs du monde.
Quand il établissait les cieux, j’étais là,
quand il traçait l’horizon à la surface de l’abîme,
qu’il amassait les nuages dans les hauteurs
et maîtrisait les sources de l’abîme, quand il imposait à la mer ses limites,
si bien que les eaux ne peuvent enfreindre son ordre,
quand il établissait les fondements de la terre.
Et moi, je grandissais à ses côtés.
Je faisais ses délices jour après jour, jouant devant lui à tout moment,
jouant dans l’univers, sur sa terre,
et trouvant mes délices avec les fils des hommes.
D’autres mots s’ajoutent dans ce texte au vocabulaire habituel : il y a en Dieu sagesse mais aussi délices, jeu. Nous le savons bien qu’il n’y a pas d’amour sans plaisir, sans délice, sans grâce, sans jeu ! Le mystère de Dieu nous introduit ainsi non pas d’abord dans un monde d’idées abstraites, mais dans le monde d’un Dieu qui est créateur de la terre à la manière d’un artiste musicien, peintre ou sculpteur, qui trouve ses délices à jouir de son œuvre, qui trouve ses délices avec les fils des hommes. Grâce aux progrès techniques, tant de documentaires, télévisés ou autres, aujourd’hui nous laissent ébahis devant la beauté de notre petite planète et les merveilles de tout ce qui vit et respire. « Quelle profusion dans tes œuvres, Seigneur ! Tout cela, ta sagesse l’a fait ; la terre s’emplit de tes biens. Voici l’immensité de la mer, son grouillement innombrable d’animaux grands et petits » (Ps 103).
Avec le Christ s’ouvre un chemin nouveau pour connaître et rencontrer Dieu, celui de l’intelligence du cœur. C’est par son être profond, par sa vie, par sa manière de parler et d’agir, au cœur de son existence humaine, de sa relation à ses disciples, aux malades et aux foules, qu’il a révélé que Dieu était Père, Fils, Esprit Saint. Le passage de l’Évangile de Jean, ce dimanche, en témoigne. Ainsi la Trinité ne s’explique pas, ne se démontre pas en employant un langage mathématique ou philosophique. Elle se vit et s’exprime dans le cadre d’une relation à Dieu et aux autres.
À l’heure où Jésus passait de ce monde à son Père, il disait à ses disciples :
J’ai encore beaucoup de choses à vous dire,
mais pour l’instant vous ne pouvez pas les porter.
Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité,
il vous conduira dans la vérité tout entière.
En effet, ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même :
mais ce qu’il aura entendu, il le dira ; et ce qui va venir, il vous le fera connaître.
Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître.
Tout ce que possède le Père est à moi ; voilà pourquoi je vous ai dit :
L’Esprit reçoit ce qui vient de moi pour vous le faire connaître.
La manière dont Jésus s’exprime est totalement relationnelle, familière et « familiale ». C’est ainsi que ses disciples, et les premières communautés chrétiennes vont s’exprimer aussi après sa résurrection. Il faudra à Paul lui-même qui n’a pas connu Jésus, un stage d’apprentissage après sa conversion, pour apprendre d’eux leur langage trinitaire. Il l’empruntera tout au long de ses épîtres, pour exprimer son action de grâce, pour enseigner, pour exhorter. De même qu’on dit d’un langage qu’il est un « parler breton ou chtimi », de même on peut dire que le « parler trinitaire » de Jésus va se transmettre en reprenant son langage, celui des apôtres, et aussi en adoptant des modèles communautaires de croire et de vivre l’Évangile. Croire comme Jésus, c’est parler de Dieu et à Dieu comme lui. Dans ce bref passage de Jean, Jésus se situe en pleine communion avec son Père, et annonce la venue de l’Esprit de vérité qui l’anime lui-même, qui va reprendre ce qui vient de lui pour le communiquer aux disciples après son départ et à nous aujourd’hui, pour que cette langue nouvelle trinitaire se répande et se perpétue. Nous retrouvons aussi le même « parler trinitaire » dans la manière dont Paul l’écrit aux Romains.
Frères, l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs
par l’Esprit Saint qui nous a été donné.
Nous qui sommes donc devenus justes par la foi,
nous voici en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ,
lui qui nous a donné, par la foi, l’accès à cette grâce
dans laquelle nous sommes établis ;
et nous mettons notre fierté dans l’espérance d’avoir part à la gloire de Dieu.
Bien plus, nous mettons notre fierté dans la détresse elle-même,
puisque la détresse, nous le savons, produit la persévérance ;
la persévérance produit la vertu éprouvée ;
la vertu éprouvée produit l’espérance ;
et l’espérance ne déçoit pas, puisque l’amour de Dieu
a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné.
Pas de meilleure école, pas de meilleur chemin que la liturgie du baptême et de l’eucharistie pour nous approprier un « parler trinitaire ». Ayant reçu l’Esprit d’adoption par le baptême, nous sommes enfants de Dieu, introduits dans une communion familière avec Dieu, frères et sœurs puisqu’enfants du même Père. Nous sommes établis dans un espace de grâce et de lumière. Jésus le Fils bien-aimé de Dieu et aussi notre frère bien-aimé est le médiateur de notre communion et de notre prière, par la grâce qu’il a faite de sa vie. C’est lui qui nous rassemble et nous fait don de l’Esprit qui a reposé sur lui. Par lui, avec lui et en lui nous osons l’appeler « Abba », Père. Dans la célébration de la messe (ou d’autres actions liturgiques), à la fin de chaque prière, et plus particulièrement de la prière eucharistique, nous prions et rendons grâce au Père par le Christ, avec lui et en lui. Parfois les célébrants changent la formule et ajoutent : « Nous te le demandons » par le Christ. Le Christ risque alors de n’être plus considéré que comme un intermédiaire des demandes, un « facteur » qui présente le courrier ! Le « par lui » final fait partie de la prière car le Christ est réalisateur auprès du Père et avec lui de ce qui est demandé par son Église.
Tout au long de la messe, nous n’adressons pas de prière à l’Esprit Saint, car c’est lui qui habite en chacun(e) de nous, qui nous établit dans l’unité, lui qui “atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu”. Dans l’événement même de notre rassemblement visible son œuvre s’accomplit. C’est l’Esprit Saint aussi qui fait jaillir de nos cœurs et met sur nos lèvres les mots de la prière, (Ro 8 14-17). C’est lui enfin qui rend actuelle l’offrande du Christ qui sauve le monde. L’invocation au Père, dans la prière eucharistique, pour qu’il envoie l’Esprit Saint sur le pain et la coupe puis sur l’assemblée qui va communier au corps et au sang du Christ, inscrit la foi dans la logique de la grâce. C’est dans l’unité de l’Esprit Saint que le Père exauce l’action de grâce de l’assemblée, et invite ses membres à un vivre en grâce les uns avec les autres, une communion et un service mutuel.
C’est au Père que s’adressait la prière du Christ, que s’adresse aussi la prière de l’Église, de chaque croyant. L’originalité de la foi chrétienne tient au fait que la connaissance de Dieu comme Père vient du Christ. « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a dévoilé » (Jn 1, 18). Et Paul emploiera cette formule : « Le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ». C’est là une originalité essentielle pour nommer Dieu et pour qualifier la relation unique entre le Christ et lui. Relation dans laquelle nous sommes introduits et à laquelle nous sommes rendus participants. Ce Dieu unique est Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, son Fils unique, qui l’a révélé. « La grâce de Jésus notre Seigneur, l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit Saint soient toujours avec vous », telle est la première salutation du prêtre dans la liturgie. Telle est aussi la plus belle manière d’aborder le mystère de la Trinité Sainte.
Evangile selon saint Jean – Jn 16, 12-15