En ce dimanche dit « de scrutin », les catéchumènes qui se préparent au baptême sont invités à « scruter » leur esprit et leur cœur pour les ajuster à la bonté de leur Père du ciel et à le prier en disant : « Scrute-moi, mon Dieu, tu sauras ma pensée, éprouve-moi, tu connaîtras mon cœur. Vois si je prends le chemin des idoles, et conduis-moi sur le chemin d’éternité. » (ps 138, v 1, 23-24).
Après avoir cheminé quarante années dans le désert, Israël avait pénétré dans la terre promise, et là, pour la première fois, le peuple avait célébré la Pâque, comme nous pouvons le lire au Livre de Josué. Dieu est fidèle à sa promesse, car il est miséricorde infinie. C’est ce que nous enseigne en termes émouvants la parabole de l’Enfant prodigue ; c’est ce que nous rappelle l’Apôtre Paul, qui nous invite à nou
s réconcilier avec Dieu.
En ces jours-là le Seigneur dit à Josué :
« Aujourd’hui, j’ai enlevé de vous le déshonneur de l’Égypte.
Les fils d’Israël campèrent à Guilgal
et célébrèrent la Pâque le quatorzième jour du mois,
vers le soir, dans la plaine de Jéricho.
Le lendemain de la Pâque, en ce jour même,
ils mangèrent les produits de cette terre :
des pains sans levain et des épis grillés.
À partir de ce jour, la manne cessa de tomber,
puisqu’ils mangeaient des produits de la terre.
Il n’y avait plus de manne pour les fils d’Israël,
qui mangèrent cette année-là
ce qu’ils récoltèrent sur la terre de Canaan. Jos 9a 10-12
Le Carême est un temps privilégié pour vivre la réconciliation, avec Dieu d’abord afin de « scruter » et découvrir la grandeur de sa miséricorde et demander son pardon. Ensuite pour nous réconcilier avec les autres, et aussi avec nous-mêmes. Quand les gens sont brouillés, fâchés entre amis, entre membres d’une même famille, d’un même quartier ils peuvent s’installer dans la fermeture et le blocage. On ne se fréquente plus, on ne se parle plus, on refuse le pardon. Nous connaissons bien ce genre de situation et peut-être la vivons-nous nous-mêmes. La question des premiers pas se pose alors. A qui de les faire, ces premiers pas et lesquels ? La parabole du chapitre 15 de saint Luc raconte une histoire de famille. Suivons le récit pas à pas avec des pauses pour la réflexion. Tout commence par le pas de l’émancipation que franchit le fils plus jeune.
Les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter.
Les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui :
« Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! »
Alors Jésus leur dit cette parabole :
« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père :
´Père, donne-moi la part d’héritage qui me revient.´
Et le père fit le partage de ses biens.
Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait,
et partit pour un pays lointain.
Ce fils benjamin décide de voler de ses propres ailes, de se prendre en mains. Il réclame dès maintenant sa part d’héritage : c’est son droit. Son père ne dit rien. Mais ensuite les choses se passent mal pour lui.
Il gaspilla sa fortune en menant une vie de désordre.
Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans cette région,
et il commença à se trouver dans la misère.
Il alla s’embaucher chez un homme du pays
qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs,
mais personne ne lui donnait rien.
Une autonomie mal assumée ! Ce fils gère mal son héritage. Il se révèle prodigue et dépensier. Il sombre dans la misère, jusqu’à mendier la nourriture des porcs : le pire des signes de déshumanisation et de déchéance. Mais il lui reste assez de lucidité pour se reprendre, chercher une solution.
Alors il réfléchit : « Tant d’ouvriers chez mon père ont du pain en abondance,
et moi, ici, je meurs de faim !
Je vais retourner chez mon père, et je lui dirai :
Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi.
Je ne mérite plus d’être appelé ton fils.
Prends-moi comme l’un de tes ouvriers. »
Il prend conscience qu’il a vécu son émancipation comme une rupture avec son père. Elle l’a conduit à une impasse et au malheur. Il se considère comme n’ayant plus droit au statut de fils, mais décide de revenir à la maison et demande de n’être traité que comme un simple ouvrier. Survient alors dans le cœur du récit une attitude surprenante du père le voyant revenir.
Il partit donc pour aller chez son père.
Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de pitié ;
il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.
Le fils lui dit : ´Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi.
Je ne mérite plus d’être appelé ton fils…´
Mais le père dit à ses domestiques :
´Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller.
Mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds.
Allez chercher le veau gras, tuez-le ; mangeons et festoyons.
Car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ;
il était perdu, et il est retrouvé.´ Et ils commencèrent la fête.
Le Père fait le premier pas de la réconciliation. Il aurait pu attendre passivement, le visage fermé et sévère, ou revanchard, content de voir l’humiliation de son fils… C’est tout le contraire : Il l’aperçoit de loin – peut-être guettait-il son retour ? – et il est pris de pitié. D’une manière inattendue, il ne va pas, il court se jeter à son cou et le couvre de baisers et non pas de reproches. Ensuite il le revêt de sa dignité de fils avec plus beau vêtement, la bague au doigt et les sandales aux pieds. Il organise la fête des retrouvailles, n’exige ni confession détaillée de ses fautes, ni pénitence, ni réparation. Il ne formule ni jugement, ni condamnation. Seule compte pour lui la résurrection de son fils : « Mon fils était mort, il est revenu à la vie, il était perdu, il est retrouvé ». Apparaît alors le troisième personnage de la parabole : le fils aîné. Comment va-t-il se comporter ?
Le fils aîné était aux champs. À son retour, quand il fut près de la maison,
il entendit la musique et les danses. Appelant un des domestiques,
il demanda ce qui se passait. Celui-ci répondit :
´C’est ton frère qui est de retour.
Et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a vu revenir son fils en bonne santé.´
Alors le fils aîné se mit en colère, et il refusait d’entrer.
Son père, qui était sorti, le suppliait.
Mais il répliqua : ´Il y a tant d’années que je suis à ton service
sans avoir jamais désobéi à tes ordres,
et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.
Mais, quand ton fils que voilà est arrivé
après avoir dépensé ton bien avec des filles, tu as fait tuer pour lui le veau gras !´
Le père répondit : ´Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi,
et tout ce qui est à moi est à toi.
Il fallait bien festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort,
et il est revenu à la vie ;
il était perdu, et il est retrouvé.´ » Lc 15 1-3, 11-32
Ce fils aîné, curieusement, n’a vis-à-vis de son père, ni un langage ni un comportement de fils mais d’employé, ou plutôt de contremaître. Il est aux champs. Assidu au travail, il se considère comme tâcheron de son père, proche des domestiques. Jamais de fête pour lui avec ses amis car il s’est fait sans doute de son Père une image de Père autoritaire, intransigeant et avare de ses dons. À partir de cette fausse image, il a orienté sa vie de fils sur le registre d’un serviteur méticuleux, obéissant scrupuleusement au moindre de ses ordres et imposant aux autres les mêmes exigences. Il ne s’était jamais autorisé à s’affranchir de sa soumission aux ordres de son père, à devenir autonome.
Quel choc en lui quand son Père lui révèle un nouveau visage : le vrai et non celui qu’il s’était fait de lui. Il prodigue une folle tendresse à l’égard d’un fils pécheur indigne, et se montre prodigue de bonheur lui-même comme père, quand il s’agit de fêter le retour de son fils. Le fils aîné ne le reconnaît pas et interprète sa bonté comme du laxisme. Il franchit le pas de la révolte devant le comportement de son père. Ce fils a dépensé son héritage dans des orgies et le père tue le veau gras pour lui, quel scandale ! Alors que lui ne s’autorisait pas à prendre un chevreau. Mais en même temps il devient mauvais parce que son père est bon. La bonté du Père est une heureuse surprise pour le cadet, et une mauvaise surprise pour le fils aîné : elle suscite sa dureté et la révèle.
Cependant le père, découvrant que l’aîné n’est pas présent au festin, fait encore un premier pas vers lui. Il sort, dit le texte, et le supplie d’entrer faire la fête du retour à la vie de son frère perdu. Hélas, le cœur de l’aîné est glacial, gelé par rapport au parcours de son frère et à l’attitude de son Père. Contrairement à son père, il estime, lui, que son frère est un fils totalement indigne et condamnable. Il refuse de faire le premier pas du pardon, parce qu’il est prisonnier de ses principes, enfermé dans ses rancœurs, autant semble-t-il vis à vis de son père que de son frère. « Ton fils » dit-il à son père en parlant de son frère. « Ton frère », lui répond le père, soucieux mais en vain, de lui ouvrir le cœur à la prodigalité de la tendresse, de la miséricorde, de la réconciliation, de la fraternité. Il n’a pas compris que mieux vaut être prodigue d’amour et de pardon que laisser se dessécher son cœur, et s’enfermer dans les raideurs des principes et des condamnations.
La parabole s’adresse aux scribes et aux pharisiens. Aussi durs et fermés que le Fils aîné, ils accusent Jésus de faire bon accueil aux pécheurs, mange, agit avec eux comme son Père plein de tendresse et de miséricorde. Elle concerne donc aussi l’attitude de l’Église du Christ et des chrétiens par rapport aux pécheurs. Ne s’éloignent-ils pas de l’Évangile quand ils se comportent comme le fils aîné ? Elle nous concerne de même personnellement : à quels premiers pas vers le bonheur des autres sommes-nous invités pour nous réconcilier avec eux ? A chacun de se reconnaître, de se laisser interroger, de se laisser regarder surtout avec tendresse par un Dieu Père de miséricorde qui a fait le premier pas en Jésus son Fils pour nous réconcilier avec lui, comme l’écrit saint Paul aux Corinthiens.
Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle.
Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né.
Tout cela vient de Dieu : il nous a réconciliés avec lui par le Christ,
et il nous a donné le ministère de la réconciliation.
Car c’est bien Dieu qui, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui :
il n’a pas tenu compte des fautes,
et il a déposé en nous la parole de la réconciliation.
Nous sommes donc les ambassadeurs du Christ,
et par nous c’est Dieu lui-même qui lance un appel :
nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu.
Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché,
afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu.1 Co 5 27–21
Evangile selon saint Luc – Lc 15, 1-3.11-32