Croire c’est chercher Dieu et l’ayant trouvé le chercher encore. Tel est le chemin sur lequel ont marché nos ancêtres dans la foi. Dans leur cœur, il y a eu beaucoup de lumière mais aussi beaucoup d’ombre et de nuit. Ils n’ont pas possédé la vérité sur Dieu mais ils l’ont cherchée. Sur les chemins de leur histoire se sont posées bien des questions, et ont surgi bien des imprévus. La liturgie de ce dimanche met en relief l’expérience de trois des disciples de Jésus, Pierre, Jacques et Jean et celle d’Abram. Ce qu’ils ont de commun c’est de considérer leur foi comme une ouverture à des questions autant qu’une confirmation de leurs convictions. Mais tel était aussi le cheminement d’Abraham. Patriarche commun aux trois religions monothéistes, dans le Livre de la Genèse il est initialement appelé Abram (« le Père est exalté »). Puis il deviendra Abraham, ce qui signifie (« père d’une multitude de nations »). Dieu se manifeste à lui dans une vision étrange et lui promet une descendance spirituelle.
>Dieu le fit sortir et lui dit : « Regarde le ciel, et compte les étoiles, si tu le peux… »
Et il déclara : « Telle sera ta descendance ! »
Abram eut foi dans le Seigneur et le Seigneur estima qu’il était juste.
Puis il dit : « Je suis le Seigneur,
qui t’ai fait sortir d’Our en Chaldée pour te donner ce pays en héritage. »
Abram répondit :
« Seigneur mon Dieu, comment vais-je savoir que je l’ai en héritage ? »
Le Seigneur lui dit :
« Prends-moi une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans,
un bélier de trois ans, une tourterelle et une jeune colombe. »
Abram prit tous ces animaux, les partagea en deux,
et plaça chaque moitié en face de l’autre ;
mais il ne partagea pas les oiseaux.
Comme les rapaces descendaient sur les cadavres, Abram les chassa.
Au coucher du soleil, un sommeil mystérieux tomba sur Abram,
une sombre et profonde frayeur tomba sur lui.
Après le coucher du soleil, il y eut des ténèbres épaisses.
Alors un brasier fumant et une torche enflammée
passèrent entre les morceaux d’animaux.
Ce jour-là, le Seigneur conclut une alliance avec Abram en ces termes :
« À ta descendance je donne le pays que voici,
depuis le Torrent d’Égypte jusqu’au Grand Fleuve, l’Euphrate.
Gn 15, 5-12.17-18
« Comment vais-je savoir ? » s’interroge Abraham. Comment se réalisera cette promesse ? C’est au cours d’un rituel archaïque, étrange pour nous, qu’un sommeil mystérieux va s’emparer de lui. Une frayeur va le saisir, des ténèbres épaisses se répandront autour de lui, au sein desquelles surgiront un brasier fumant et une torche enflammée. C’est alors que s’élèvera la voix du Seigneur pour conclure avec lui son alliance et lui annoncer qu’il lui donnera comme descendance une multitude de nations.
Aux disciples de Jésus il a fallu parcourir un long cheminement spirituel pour croire qu’il était Dieu lui-même, avec eux, au milieu d’eux de manière vraiment humaine. Dans le récit évangélique c’est d’une manière déroutante qu’il les conduit à le reconnaître comme le Messie dont la gloire allait se manifester lors de sa mort en Croix. Depuis qu’ils le suivent, ils s’interrogent. Qui donc est ce Jésus, leur ami, leur maître ? Où veut-il aller et les mener, ce Messie qui vient de leur annoncer qu’il s’en va à Jérusalem pour être condamné, mourir, puis ressusciter ? Dans son récit de la transfiguration, saint Luc reprend des images comparables à celles du récit de la Genèse : le sommeil, la lumière éclatante puis les ténèbres épaisses, et la voix qui, du sein de l’ombre et de la nuée, annonce l’Alliance nouvelle.
Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques, et il gravit la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre,
et son vêtement devint d’une blancheur éblouissante.
Voici que deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie,
apparus dans la gloire. Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem.
Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ;
mais, restant éveillés, ils virent la gloire de Jésus, et les deux hommes à ses côtés.
Ces derniers s’éloignaient de lui, quand Pierre dit à Jésus :
« Maître, il est bon que nous soyons ici ! Faisons trois tentes :
une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » Il ne savait pas ce qu’il disait.
Pierre n’avait pas fini de parler, qu’une nuée survint et les couvrit de son ombre ;
ils furent saisis de frayeur lorsqu’ils y pénétrèrent.
Et, de la nuée, une voix se fit entendre :
« Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le ! »
Et pendant que la voix se faisait entendre, il n’y avait plus que Jésus, seul.
Les disciples gardèrent le silence et, en ces jours-là
ils ne rapportèrent à personne rien de ce qu’ils avaient vu.
Lc 9, 28b-36
Grande est la distance culturelle entre ces récits, leur genre littéraire, et notre manière de nous exprimer aujourd’hui. Et pourtant ce qu’ils évoquent rejoint nos chemins de foi et aussi nos chemins d’humanité. Qui est pour nous ce Jésus ? Cet ami, ce frère si proche de nous et si humain quand il nous parle des choses humaines, des choses de la terre. Et pourtant si étrange, si déroutant quand il nous parle de bonheur, quand il nous parle de sa mission, quand il nous parle de Dieu qui l’appelle son Fils. Tantôt il apparaît avec un visage de lumière, un homme au cœur brûlant, dont la parole nous rejoint au plus profond de notre être. Au point qu’à l’écouter nous sommes parfois éblouis, transportés dans un monde de joie et de paix jusqu’à plonger dans un sommeil profond et à nous réveiller en ne sachant plus comme Pierre ce que nous disons.
Tantôt il nous bouscule et prend à revers notre vision du bonheur et nos projets. C’est en le voyant en prière que ses trois apôtres sont bouleversés. Messie annoncé pour que règnent la justice et la paix, il s’entretient familièrement avec Moïse et Élie, les deux piliers du premier Testament qui représentent la Loi et les prophètes et s’entretient avec eux au sujet de son départ vers Jérusalem. Que veut dire ce départ ? Un départ résolu vers le procès, vers l’échec apparent, vers l’humiliation de la Croix ? Pourquoi cette conversation avec Moïse et Élie ? Jésus s’entretient-il avec eux à propos de ce qu’eux-mêmes ont du mal à comprendre ? Peut-être cette perspective de la réalisation des temps messianiques a-t-elle besoin d’être révélée et expliquée par lui à Moïse et Elie, piliers du Premier Testament. Tellement surprenante, déroutante pour eux aussi autant que pour Pierre, Jacques et Jean ?
A l’accablement du sommeil succèdent au réveil l’éblouissement et l’illumination de la gloire de Jésus avec le désir de demeurer tous ensemble près de lui. Surviennent alors la nuée et les ténèbres épaisses. Comme au temps des songes d’Abraham devant les étoiles du ciel, au temps de Moïse sur la montagne du Sinaï, au temps d’Élie au mont Horeb, c’est aussi, sur le Thabor de la transfiguration, du milieu d’une nuée qui couvre les disciples de son ombre et les remplit de frayeur, que se fait entendre la voix du Père. Ainsi, au bonheur succède la frayeur. Puis, après cette expérience au sommet de la montagne, il faut descendre et avancer dans la plaine.
Tout amour connaît des moments de transfiguration. Toute expérience vraie de la découverte de l’altérité d’un être aimé engendre autant la crainte respectueuse que la joie. Joie d’une transfiguration, d’une illumination, crainte devant le mystère et le caractère unique et sacré de sa personne, de ce qu’à travers le silence d’un regard, d’un serrement de mains « un éclair auront de lui connu d’inconnu » (Aragon). Joie du sourire sur le visage et crainte devant la dépossession. L’autre échappe toujours quelque peu à l’emprise du regard, des préjugés, des bras et des mains. Il va son chemin et ce serait trahir sa confiance que de ne pas le laisser aller, jusqu’à le perdre peut-être.
Cette voix venue de la nuée est révélatrice de l’altérité du Christ : Il est le Fils, celui que Dieu a choisi. « Ils ne virent plus que Jésus, seul » dit le texte. Jésus se situe dans la continuité par rapport à Abraham, Moïse et Élie, et à leur lignée spirituelle, mais aussi dans une radicale discontinuité : il est le fils du Dieu vivant, en personne. Tout proche, il est en même temps tout autre. En lui Dieu s’est fait humain, ami des hommes. De plus, en lui, Dieu révèle un messianisme à l’envers de celui que tous attendaient : il passe par la Croix sur laquelle il mourra comme tout être humain, seul. La gloire, la grandeur de tout homme doit ainsi se révéler non pas dans des triomphes et des glorioles liés au pouvoir, à la victoire terrestre sur les ennemis ou aux paillettes en tout genre fussent-elles religieuses, mais à sa capacité d’aimer et de servir jusqu’au bout ses frères en humanité.
Conclusion : la foi chrétienne n’existe qu’en clair-obscur, en marche tantôt lumineuse, tantôt nocturne. Cela rejoint ce que saint Paul écrit aux Philippiens, au sujet du tiraillement qui est celui du chrétien. Il appartient à deux mondes du point de vue spirituel. Citoyen du ciel, il colle au sol de sa planète. Quelque chose en lui, comme en tout homme, le rend prisonnier d’un mouvement de clôture sur lui-même, d’une recherche d’accomplissement par ses propres forces dont il s’attribue le mérite. Mais la foi en la résurrection du Christ met en lui une puissance de rénovation qui le l’éclaire de l’intérieur. Elle l’ouvre à un regard transfiguré sur les valeurs humaines ainsi que sur ceux qu’il aime ou dont il a la charge.
Frères, ensemble imitez-moi, et regardez bien
ceux qui se conduisent selon l’exemple que nous vous donnons.
Car je vous l’ai souvent dit, et maintenant je le redis en pleurant :
beaucoup de gens se conduisent en ennemis de la croix du Christ.
Ils vont à leur perte. Leur dieu, c’est leur ventre,
et ils mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte ;
ils ne pensent qu’aux choses de la terre.
Mais nous, nous avons notre citoyenneté dans les cieux,
d’où nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus Christ,
lui qui transformera nos pauvres corps à l’image de son corps glorieux,
avec la puissance active
qui le rend même capable de tout mettre sous son pouvoir.
Ainsi, mes frères bien-aimés pour qui j’ai tant d’affection,
vous, ma joie et ma couronne, tenez bon dans le Seigneur, mes bien-aimés.
Ph 3, 17 à 4,1
Evangile selon saint Luc – Lc9, 28-36