La foi n’est pas un long fleuve tranquille. Elle connaît des moments d’illumination et d’enthousiasme, mais aussi de nuit et de doute, face aux choix à faire dans un désert intérieur, ou face aux questions que l’on se pose face aux malheurs du monde et aux déchaînements de la violence ou de la persécution. Jésus lui-même, prenant à son compte la prière du psalmiste (ps 21) s’était écrié face à sa propre mort : « Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné » ? La vie de Mère Teresa, déclarée sainte par l’Eglise catholique, a honoré toute l’humanité. Rappelons-nous cependant ce qu’elle écrivait dans ses lettres et qui a été évoqué le jour même de sa canonisation. « Le tunnel, les tortures de la solitude, la terrible obscurité en moi, comme si tout était mort. […] pourquoi y a-t-il autant de peine et d’obscurité dans mon âme. On me dit que Dieu m’aime, et pourtant la réalité de l’obscurité et de la froideur, et du vide est si vaste, que rien ne touche mon âme. » Au XVIe siècle, saint Jean de la Croix, un grand mystique, écrivait : « Les spirituels souffrent à l’extrême de la crainte de s’être égarés, de la pensée que Dieu les a délaissés… C’est véritablement aux douleurs de la mort, aux tortures de l’enfer que l’âme se voit en proie »…
Dans le texte de saint Luc, Jésus a annoncé aux disciples que des événements tragiques les attendent. Ce qui a pu mettre leur foi et leur courage à l’épreuve.
Les apôtres dirent au Seigneur : « Augmente en nous la foi ».
Le Seigneur leur répondit : « La foi,
si vous en aviez gros comme une graine de moutarde,
vous diriez au grand arbre que voici :
´Déracine-toi et va te planter dans la mer´, et il vous obéirait.
Lequel d’entre vous, quand son serviteur vient de labourer ou de garder les bêtes,
lui dira à son retour des champs : ´Viens vite à table´?
Ne lui dira-t-il pas plutôt : ´Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir,
le temps que je mange et que je boive. Ensuite tu pourras manger et boire à ton tour.´
Sera-t-il reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ?
De même vous aussi, quand vous aurez fait tout ce que Dieu vous a commandé,
dites-vous : ´Nous sommes de simples serviteurs :
nous n’avons fait que notre devoir.’
Deux thèmes s’entrecroisent dans ce dialogue entre Jésus et les Douze. Celui de la foi et celui du service. Il est nécessaire de les rapprocher pour comprendre le sens du texte. Chez les apôtres et Jésus la peur est présente face à l’épreuve qui s’annonce, et avec elle le doute. Jésus envisage sa mission, son procès et sa mort comme l’accomplissement d’un service reçu de son Père. Il se situe dans la lignée du serviteur annoncé par les prophètes, notamment le serviteur souffrant, dans le livre d’Isaïe (ch 53). Mais cela correspond mal aux attentes des apôtres concernant Jésus comme le Messie, et lui-même n’a-t-il pas besoin aussi d’une bonne dose de foi pour affronter et vivre ce qui l’attend ?
Les apôtres parlent d’augmentation de la foi, comme s’il s’agissait d’un avoir dont on pourrait évaluer et mesurer le volume, la quantité. Jésus change de registre. Sa conception de la foi ne correspond pas à la leur. Il en parle en termes de graine, de semence, de germination. Les apôtres se demandent si leur foi est assez forte pour le suivre et s’ils sont qualifiés pour la mission que Jésus leur confie. Celui-ci leur répond : avec presque rien on peut réaliser beaucoup. Avec des restes de provisions on peut nourrir des foules, avec un cœur de pauvre on peut enrichir les autres, avec des infirmités et des blessures on peut guérir et libérer des frères et sœurs en difficulté. Alors ne rêvez pas, n’attendez pas d’être forts et moralement parfaits pour annoncer l’évangile : vous pourriez vous attribuer les résultats de votre mission et vous en vanter. Contentez-vous de votre peu de foi, et faites confiance à Dieu pour qu’il réalise par la petitesse de votre foi, de grandes choses qui vous dépassent. Semez des graines d’espérance : n’attendez pas d’avoir la claire vision de ce qu’elles feront germer et croître. N’attendez pas d’en cueillir les fruits. Avec votre peu de foi Dieu peut accomplir de grandes merveilles dans le Royaume à venir. Dans la suite de l’évangile, Jésus associe l’attitude des croyants à celle de serviteurs qui font bien leur travail au jour le jour, et ont confiance en Dieu qui fera le reste !
C’est bien dans cet esprit que Jésus va vivre sa Passion et sa mort et accomplir la volonté de son Père. On pourrait s’étonner de la demande des apôtres : ils suivent Jésus, il est présent avec eux, et donc leur foi devrait n’avoir rien à craindre. N’est-ce pas plus difficile pour les chrétiens d’aujourd’hui, de croire alors que Jésus est physiquement absent ? Ce passage d’évangile les rassure. La foi des apôtres se heurtait au doute face à la personne de Jésus et de ses choix alors qu’il était leur compagnon. La montagne lumineuse de sa transfiguration n’a duré qu’un instant, et la colline du calvaire garde toujours son caractère nocturne. Nous vivons aujourd’hui un retour du religieux, mais de quel religieux ? S’agit-il du retour d’une foi émotionnelle, mesurée au ressenti intérieur, à l’aune de l’effervescence d’une piété intime ou communautaire dans des ambiances de transe spirituelle ? Elle risque alors de se réduire parfois à une recherche de ferveur enthousiaste : elle se présente comme une évidence et des certitudes alors qu’elle est montrée dans les évangiles comme une quête permanente et un appel à la persévérance dans la fidélité à l’esprit de service.
Nous pouvons retenir de l’évangile et des autres textes quelques aspects fondamentaux de la foi chrétienne.
Premier aspect : La foi est une marche, à la fois lumineuse et nocturne, comme l’a été celle de Jésus à Nazareth, au désert, sur les routes de Galilée, puis lors de sa montée vers sa Passion et sa Croix à Jérusalem.
Deuxième aspect : La foi est vide si elle ne se concrétise pas dans une vie de simple serviteur. Elle ne peut se contenter d’être une opinion, une adhésion à des dogmes ou encore des émotions passagères. Jésus s’est présenté comme le simple serviteur de la parabole, appelé à travailler aux œuvres du Père. Les deux images du texte sont rurales. Le serviteur qui sert son maître vient de labourer ou de garder les bêtes. Ces deux images expriment au mieux les deux dimensions du travail de la foi des serviteurs dans l’Eglise, quelle que soit leur fonction. Labourer la terre, l’humus, l’humain, et y semer la parole de Dieu, pour qu’elle fasse son travail dans le cœur de chacun, qu’elle germe et grandisse comme la graine de moutarde. Et puis, être un bon gardien, un bon pasteur, prendre soin de chacun de ceux dont on a la charge et se dépenser pour eux sans compter. Quand on fait tout cela, on peut se dire chaque jour : « Nous sommes de simples serviteurs, nous n’avons fait que notre devoir ». On appelait cela naguère le devoir d’état.
Troisième aspect : Pas de foi sans espérance en la réalisation d’une promesse. Jésus n’augmente pas la foi des apôtres, mais leur révèle que toute minime qu’elle soit, grâce à elle, Dieu par la puissance de son amour accomplit de grandes choses. Mais où, quand, comment ? Ils ne le sauront pas. Avec Dieu, pas de retour immédiat sur investissement. C’est ce qu’il disait au prophète Habacuc et à son peuple exilé.
« Tu vas mettre par écrit la vision, bien clairement sur des tablettes,
pour qu’on puisse la lire couramment.
Cette vision se réalisera, mais seulement au temps fixé ;
elle tend vers son accomplissement, elle ne décevra pas.
Si elle paraît tarder, attends-la : elle viendra certainement, à son heure.
Celui qui est insolent n’a pas l’âme droite, mais le juste vivra par sa fidélité. »
A Timothée, saint Paul adresse aussi des invitations à la fidélité. Son emprisonnement fait suite à bien des persécutions et de rejets qu’il a subis. Mais son espérance est sans faille et il invite son disciple à imiter sa patience et sa confiance dans le Christ au sein des communautés dont il a la charge et sont menacées par les désordres, les relâchements, les dissensions, les hérésies. Ce qu’il lui écrit se passe de commentaire. Il nous concerne encore totalement encore aujourd’hui.
Fils bien-aimé, je te rappelle que tu dois réveiller en toi
le don de Dieu que tu as reçu quand je t’ai imposé les mains.
Car ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné,
mais un esprit de force, d’amour et de raison.
N’aie pas honte de rendre témoignage à notre Seigneur,
et n’aie pas honte de moi, qui suis en prison à cause de lui ;
mais, avec la force de Dieu, prends ta part de souffrance pour l’annonce de l’Évangile.
Règle ta doctrine sur l’enseignement solide que tu as reçu de moi,
dans la foi et dans l’amour que nous avons en Jésus Christ.
Tu es le dépositaire de l’Évangile ; garde-le dans toute sa pureté,
grâce à l’Esprit Saint qui habite en nous.
En conclusion, nous pouvons reprendre la prière de sainte mère Teresa suivie de ce qu’a dit le pape François à son sujet lors de sa canonisation :
« Seigneur, quand je suis affamé, donne-moi quelqu’un qui ait besoin de nourriture. Quand j’ai soif, envoie-moi quelqu’un qui ait besoin d’eau. Quand j’ai froid, envoie-moi quelqu’un à réchauffer. Quand je suis blessé, donne-moi quelqu’un à consoler. Quand ma croix devient lourde, donne-moi la croix d’un autre à partager… »
« Que cet infatigable artisan de miséricorde nous aide à comprendre toujours mieux que notre unique critère d’action est l’amour gratuit, libre de toute idéologie et de tout lien et offert à tous sans distinction de langue, de culture, de race ou de religion. Mère Teresa aimait dire : « Je ne parle peut-être pas leur langue, mais je peux sourire ». Portons son sourire dans le cœur et offrons-le à ceux que nous rencontrons sur notre chemin, surtout à ceux qui souffrent. Nous ouvrirons ainsi des horizons de joie et d’espérance à tant de personnes découragées, qui ont besoin aussi bien de compréhension que de tendresse. »
Évangile : selon saint Luc – Lc 17, 5-10