Deux récits de guérison de lépreux, ce dimanche. Celui de la guérison de dix lépreux par Jésus, que seul saint Luc rapporte dans son évangile. Et celui de la guérison de Naaman, un général syrien par le prophète Elisée, racontée dans le second livre des Rois (ch 5). Il est intéressant de les mettre en parallèle, car leur structure se ressemble. Le verbe « revenir » est très important dans les deux textes. Dans la Bible il exprime plusieurs démarches : Israël supplie le Seigneur de le « faire revenir » après sa trahison de l’Alliance (ps 84), Pierre « revient » à Jésus après son reniement pour affermir ses frères. Naaman et le samaritain guéris « reviennent » ensuite vers celui qui les a conduits à la guérison, pour rendre grâce à leur manière. Mais tous ne reviennent pas ! Lisons les deux textes pas à pas.
Jésus, marchant vers Jérusalem, traversait la Samarie et la Galilée.
Comme il entrait dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre.
Ils s’arrêtèrent à distance et lui crièrent : « Jésus, maître, prends pitié de nous. »
En les voyant, Jésus leur dit : « Allez vous montrer aux prêtres. »
En cours de route, ils furent purifiés.
Les dix lépreux se tiennent à distance de Jésus et lui crient de loin « Jésus, maître, prends pitié de nous ». La loi de Moïse prévoyait que pour être socialement et religieusement réintégrés, les lépreux guéris devaient se montrer aux prêtres. Mais dans le récit, Jésus les invite à cette démarche alors qu’ils ne sont pas encore guéris. On pourrait penser qu’il les met à l’épreuve. Tous prennent le risque de lui faire confiance. Naïveté peut-être, mais quand on a perdu toute chance de s’en sortir, il ne reste que la naïveté de l’espoir. C’est en chemin qu’ils sont guéris. Naaman, le général syrien qui est atteint de la lèpre a entendu parler du prophète Elisée et est venu en Israël pour le rencontrer et obtenir une guérison. Celui-ci lui a prescrit d’aller se baigner sept fois dans le Jourdain, ce qui l’a choqué beaucoup et l’a rendu furieux : pourquoi dans le Jourdain et pas dans un fleuve de son pays ? Il a obéi cependant à Elisée.
Il descendit jusqu’au Jourdain et s’y plongea sept fois, dit le récit,
alors sa chair redevint semblable à celle d’un petit enfant : il était purifié !
Dans les deux récits, la guérison suppose chez les lépreux une démarche personnelle, une confiance. C’est sur le chemin de cette confiance que se passe la guérison, la renaissance, dans les deux cas. Une confiance en la parole d’un autre qui écoute, entend, accueille le cri de la personne en détresse. Elisée et Jésus n’agissent pas dans l’immédiat, ne retiennent pas les malades mais en quelque sorte leur demandent une démarche personnelle, un acte positif d’espérance qui préparent le terrain pour un accueil, pour une transformation. Ni l’un ni l’autre ne se comportent comme des guérisseurs faisant appel à des pratiques magiques instantanées. Comment réagissent les lépreux après leur guérison ?
L’un des dix, voyant qu’il était guéri,
revint sur ses pas, en glorifiant Dieu à pleine voix.
Il se jeta la face contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce.
Or, c’était un Samaritain.
Alors Jésus demanda : « Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ?
Et les neuf autres, où sont-ils ?
On ne les a pas vus revenir pour rendre gloire à Dieu ; il n’y a que cet étranger ! »
Jésus lui dit : « Relève-toi et va : ta foi t’a sauvé. »
Naaman, retourna chez l’homme de Dieu avec toute son escorte,
— peut-on lire dans le livre des rois -;
il entra, se présenta devant lui et déclara : « Je le sais désormais :
il n’y a pas d’autre Dieu, sur toute la terre, que celui d’Israël !
Dans les deux cas, une même attitude : Naaman revient chez Elisée, mais l’un des dix seulement revient sur ses pas vers Jésus. Revenir pour dire leur reconnaissance dans le double sens du terme : pour se reconnaître guéris mais aussi reconnaître celui qui les a remis en marche, les a guéris et leur a redonné espérance et confiance. Cette démarche de retournement est une attitude spirituelle fondamentale dans la Bible. C’est d’ailleurs ce demi-tour sur soi-même qui constitue l’essentiel du miracle dans l’Evangile : la reconnaissance de la guérison comme le signe et le fruit d’une puissance et d’une donation gratuite de la part de Dieu. Une démarche qui est liée à la rencontre avec le prophète, le maître, à la demande qui lui a été adressée et à sa parole.
La foi c’est bien avant tout la confiance en cette parole : Relève-toi et va, ta foi t’a sauvé, dit Jésus au lépreux qui est revenu rendre grâce. Quant aux neuf autres lépreux, ils en sont restés aux prescriptions de la Loi pour obtenir un constat de guérison. Mais ils n’ont pas accédé à l’action de grâce. Ils n’ont pas reconnu le passage de Dieu dans leur vie à travers celui qui leur a dit d’aller se montrer aux prêtres, comme s’ils étaient déjà guéris. Ils n’ont pas reconnu le Christ comme sauveur et fils de Dieu à partir d’un bienfait reçu par lui et de lui. Les dix sont guéris, mais un seul accède à la foi en lui. Sont sauvés ceux qui reviennent lui rendre grâce.
Naaman a réagi lui aussi en respectant les prescriptions de sa religion selon laquelle les dieux n’exaucent les prières que si on leur offre des sacrifices, si on les paie. Guéri, il se sent en dette et s’en vient présenter son ex-voto ou régler la facture en offrant un cadeau !
Je t’en prie, dit-il à Elisée, accepte un présent de ton serviteur. »
Mais Élisée répondit : « Par la vie du Seigneur que je sers, je n’accepterai rien. »
Naaman le pressa d’accepter, mais il refusa.
Naaman dit alors : « Puisque c’est ainsi, permets
que ton serviteur emporte de la terre de ce pays
autant que deux mulets peuvent en transporter,
car je ne veux plus offrir ni holocauste ni sacrifice
à d’autres dieux qu’au Seigneur Dieu d’Israël. »
Pour le prophète Elisée, pas question d’échange mercantile avec le Dieu d’Israël, le Dieu de l’Alliance gracieuse. Pas question pour l’homme de Dieu d’accepter un présent, comme si Naaman avait été guéri par le pouvoir sacré du prophète. Jésus dit, lui aussi, au lépreux : « Relève-toi (ressuscite), va, ta foi t’a sauvé ». Il ne dit pas « je t’ai guéri ». Ta confiance en moi t’a orienté vers le chemin de la confiance en toi-même, et sur le chemin de la vie et de la grâce. Les lépreux guéris sont des étrangers. Un syrien et un samaritain. C’est un point de grande importance dans les deux textes. Dans les deux cas c’est un rappel – comme c’est souvent le cas en saint Luc –, que le salut de Dieu est offert à toute personne humaine de bonne volonté, ouverte à la grâce, capable de dépasser certaines représentations de sa propre religion, capable de reconnaissance. En terre païenne, on pense qu’un salut est obtenu au terme d’un marchandage avec Dieu : il sauve si on lui offre des présents. En Israël, on pense qu’un salut est obtenu si l’on obéit aux prescriptions et aux règles religieuses, si l’on passe par les prêtres. Dans l’Evangile le samaritain a transgressé la règle religieuse et même la recommandation de Jésus. Il n’est pas allé se montrer aux prêtres mais est revenu sur ses pas pour rendre grâce et c’est cette transgression même qui lui a valu d’entendre Jésus lui dire que sa foi en lui l’a sauvé. Désormais c’est la foi au Christ sauveur qui prévaut et suffit. C’est ce que saint Paul écrit à Timothée :
Souviens-toi de Jésus Christ, le descendant de David :
il est ressuscité d’entre les morts, voilà mon Évangile.
Voici une parole sûre : « Si nous sommes morts avec lui, avec lui nous vivrons.
Si nous supportons l’épreuve, avec lui nous régnerons.
Si nous le rejetons, lui aussi nous rejettera.
Si nous sommes infidèles, lui, il restera fidèle, car il ne peut se rejeter lui-même. »
Ces récits appellent l’Eglise et les chrétiens à réapprendre la miséricorde. Le Christ semble déçu devant l’ingratitude des neufs qui ne sont pas revenus. Il ne le leur avait pas demandé, après tout. « Allez vous montrer aux prêtres » (de Samarie ou de Jérusalem, on ne sait trop !), leur avait-il seulement dit. Ils avaient obéi aux logiques des prescriptions officielles. Le Samaritain a pris la liberté de ne pas les respecter. Lui seul avait le cœur plus ouvert à la reconnaissance envers celui qui l’avait guéri et avait fait preuve à son égard d’un amour merveilleux. Lui seul a regardé celui qui l’a guéri, a rendu la grâce qu’il avait reçue, et du coup a reçu en son cœur le cadeau de la foi, et l’invitation à devenir à son tour, « donateur de grâce », pour autrui. En guérissant les dix lépreux, Jésus agit comme son Père. Comme lui, il fait preuve de surabondance. Tous ont été guéris sans condition. Sans limites ni condition est la gratuité de Dieu. Grande ouverte est la porte de son cœur, immense est sa tendresse. Il n’y a pas de lépreux respectables, qui méritent la guérison et d’autres qui ne la méritent pas. Le malheur, la maladie, la misère d’un homme, quel qu’il soit, sont toujours intolérables. Il n’y a pas d’opprimés dignes de solidarité à cause de leur race, de leur nation, et d’autres qu’on peut abandonner sans vergogne à leurs bâillons, leurs goulags, leurs « disparitions ». Si Dieu calculait ses dons et ne faisait luire son soleil que sur les bons, la nuit tomberait bien vite sur l’histoire des hommes, si lents à s’éveiller à la grâce. Puisse l’Eglise réapprendre de son Seigneur la largesse et la miséricorde sans mérite ni condition. Qu’elle ait la lucidité et le courage d’entendre les lépreux qui campent hors de ses murs, et aussi dans ses murailles, quand ils se tiennent à distance et lui crient : « Aie pitié de nous. » Qu’elle garde grandes ouvertes les portes de sa tendresse. Qu’elle apprenne du Samaritain, de l’étranger, l’émerveillement de l’action de grâce face à la surabondance de la miséricorde de Dieu.
Évangile : selon saint Luc – Lc 17, 11-19