En ce dernier dimanche de l’année liturgique, l’Eglise fête le Christ Roi de l’univers. La manière dont Jésus s’est manifesté comme roi a complètement bouleversé les représentations mondaines de la royauté. Même les rois d’Israël dans le premier Testament, comme le rappelle la première lecture, avaient imité les rois païens se conduisant en princes exerçant au-dessus de leur peuple un pouvoir absolu et arbitraire, infidèles à David le roi exemplaire à qui son peuple avait déclaré quand il reçut l’onction : « Nous sommes de tes os et de ta chair, tu seras le berger d’Israël ». Jésus est un roi miséricordieux. Il s’est considéré comme un homme parmi ses semblables, et s’est abaissé pour les servir, en ayant prioritairement le souci des pauvres et des petits. Comme le dit la préface aujourd’hui : « Il a inauguré un « règne de vie et de vérité, un règne de grâce et de sainteté, un règne de justice, d’amour et de paix. »
Les textes de ce dimanche développent ce qu’exprime cette prière. Il y est question du règne de Dieu sur l’univers et des signes de son royaume. Sept termes le qualifient : vie et vérité, grâce et sainteté, justice, amour et paix. Des termes déjà présents dans le premier Testament, notamment dans la prière des psaumes. Des termes qui correspondent aux valeurs que Jésus, le Fils unique et bien-aimé du Père a semées parmi les hommes. Des valeurs qui sont encore l’horizon du bonheur de l’humanité où règnent si souvent leurs contraires : la mort et le mensonge, l’argent et le mépris, l’injustice, la haine et la guerre.
Le passage de l’Evangile de Luc que nous propose la liturgie est un extrait du récit de la Passion, et donne tout son sens à la royauté du Christ. Jésus vient d’être crucifié et Luc nous rapporte les réactions de la foule, des chefs religieux, des soldats, des malfaiteurs crucifiés avec lui.
On venait de crucifier Jésus, et le peuple restait là à regarder.
Les chefs ricanaient en disant :« Il en a sauvé d’autres :
qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu ! »
Les soldats aussi se moquaient de lui.
S’approchant pour lui donner de la boisson vinaigrée,
ils lui disaient : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! »
Une inscription était placée au-dessus de sa tête : « Celui-ci est le roi des Juifs. »
L’un des malfaiteurs suspendus à la croix
l’injuriait : « N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous avec ! »
Le Messie qu’attendaient les contemporains de Jésus devait à leurs yeux se présenter comme un roi juste mais aussi puissant dans sa manière de gouverner et de défendre son peuple. Or ce Jésus acclamé comme Messie par le peuple s’est comporté tout à l’opposé de leurs attentes. Comment considérer comme messie et roi, cet homme crucifié, totalement dénué de pouvoir, sans armée pour servir sa cause et la défendre, et qui n’a comme courtisans que deux bandits ? Cet homme qui déclarait heureux les pauvres, les doux, les miséricordieux, les persécutés pour la justice, et s’enfuyait quand la foule voulait le faire roi. Ce n’est pas lui qui s’est proclamé lui-même roi des juifs. Ce sont ses adversaires qui ont ainsi parlé de lui, pour le tourner en dérision et le discréditer. Ils sont allés jusqu’à placarder l’inscription injurieuse et méprisante sur sa Croix : « Jésus de Nazareth, roi des juifs ». Les chefs du peuple, les soldats, et l’un des malfaiteurs crucifiés avec Jésus n’éprouvent vis-à-vis de lui que dérision et mépris. Pour eux, ce crucifié n’est qu’une caricature de roi. A leurs yeux sa royauté est bien pitoyable. Il ne peut être Messie-Sauveur puisqu’il est incapable de se sauver lui-même. Tous ont à la bouche cette expression : « se sauver soi-même ». « Et nous avec » ajoute le malfaiteur (on ne sait jamais !). Un roi, un chef, un homme puissant, pensent-ils sans doute, c’est quelqu’un qui pense d’abord à se sauver lui-même, à sauver sa peau, ses privilèges, ses biens. Devant ce pseudo-Messie crucifié, exposé aux yeux de tous, les chefs ricanent, les soldats se moquent et le malfaiteur injurie. Belle symphonie pour la crucifixion d’un innocent. Pourtant cet homme les dérange tous et ils sentent qu’il est leur juge ; c’est pourquoi ils se sont ligués pour le faire mourir. Il ne s’est pas constitué d’armée pour combattre, de compte en banque pour payer sa mise en liberté, il n’a cherché aucun avocat pour le défendre. Sa « bande » d’amis s’est dispersée lâchement. Et de plus, sur sa croix, il n’appelle même pas Dieu au secours, alors qu’il aurait pu se prévaloir de sa condition divine, comme l’écrira saint Paul. Cela aussi dérange les chefs religieux, eux qui en appellent si souvent à Dieu pour se donner raison ou justifier leur pouvoir ! Mais voilà que se produit pourtant au sujet la personne de Jésus comme un renversement étonnant. Le peuple qui avait aimé et acclamé cet homme, au vu de ses œuvres de bonté et de libération, n’est pas indifférent face à sa mort et « reste là à regarder ». Le second malfaiteur crucifié avec Jésus, dont Luc est le seul évangéliste à rapporter les paroles, est en quelque sorte le porte-parole de la foule qui regarde et s’interroge.
Mais l’autre malfaiteur fit de vifs reproches à celui qui injuriait Jésus :
« Tu n’as donc aucune crainte de Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi !
Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait,
nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. »
Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton Règne. »
Jésus lui répondit : « Amen, je te le déclare :
aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »
Cet homme reconnaît l’innocence de Jésus. Il reconnaît qu’il n’est pas coupable mais victime. Il paie pour d’autres, il porte le péché des autres, notamment de ceux qui l’ont condamné. Ce bandit considère que Jésus réhabilite l’honneur de l’humanité alors que ses accusateurs et ses bourreaux qui l’ont condamné au pire, la torture et la mort sur une croix entre deux malfaiteurs, l’ont flétri et avili. Par sa manière de vivre son supplice, sa souffrance et sa mort, Jésus sauve ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, il révèle sa plus grande dignité. En Jésus, la vraie royauté a changé de lieu d’habitation. Il ne faut plus la chercher par priorité dans les palais, les temples, les tribunaux, mais dans des abris d’animaux, sur les routes ou les lits de tous ceux qui souffrent, dans les box des accusés, sur les croix des suppliciés. Ils sont deux crucifiés désormais à réhabiliter l’honneur de l’humanité : un innocent et un coupable qui se repent. Ce coupable reconnaît Jésus comme roi, comme sauveur. Il devient disciple et supplie : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton Règne ». Une des plus belles prières chrétiennes qui soient. Le coupable est le premier à vivre l’inauguration du Règne nouveau, celui de Dieu. Le pécheur le plus éloigné sera le plus proche du Christ inaugurant son Règne en donnant sa vie. Le premier à entendre aussi l’annonce de son inauguration : « Aujourd’hui avec moi, tu seras dans le Paradis. » Ce sera la toute dernière parole de Jésus en l’évangile de Luc et aussi en cette fin d’année liturgique Ce sera aussi le dernier « aujourd’hui » rapporté par l’évangéliste, comme il avait été le premier mot prononcé par Jésus dans la synagogue de Nazareth : « cette parole c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit » (Lc 4,21). Ce sera enfin la dernière phrase qui conclut les récits évangéliques du cycle des trois années liturgiques.
Après avoir lu la préface de ce dimanche, nous pouvons lire le magnifique texte de saint Paul aux Colossiens qui présente la portée spirituelle de la royauté du Christ.
Frères, rendez grâce à Dieu le Père,
qui vous a rendus capables d’avoir part, dans la lumière, à l’héritage du peuple saint.
Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres,
il nous a fait entrer dans le royaume de son Fils bien-aimé, par qui nous sommes rachetés
et par qui nos péchés sont pardonnés.[…]
Car Dieu a voulu que dans le Christ toute chose ait son accomplissement total.
Il a voulu tout réconcilier par lui et pour lui, sur la terre et dans les cieux,
en faisant la paix par le sang de sa croix.
En conclusion, rappelons ce qu’a écrit le Concile Vatican 2 : « Son pouvoir royal, le Christ l’a communiqué à ses disciples pour qu’ils soient eux aussi établis dans la liberté royale, pour qu’ils arrachent au péché son empire en eux-mêmes par leur abnégation et la sainteté de leur vie (cf. Rm 6, 12), bien mieux, pour que, servant le Christ également dans les autres, ils puissent, dans l’humilité et la patience, conduire leurs frères jusqu’au Roi dont les serviteurs sont eux-mêmes des rois. » (LG 36)
Évangile : selon saint Luc – Lc 23, 35-43