Nous sommes toujours dans le chapitre 4 de l’Évangile selon saint Luc. Jésus est chargé de proclamer la lecture dans la synagogue de Nazareth, chez lui.
Dans la synagogue de Nazareth, après la lecture du livre d’Isaïe,
Jésus se mit à leur dire : « Aujourd’hui s’accomplit
ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre. »
Tous lui rendaient témoignage
et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche.
Ils se disaient : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? »
Mais il leur dit : « Sûrement vous allez me citer le dicton :
“Médecin, guéris-toi toi-même”, et me dire :
“Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm ;
fais donc de même ici dans ton lieu d’origine !” »
Puis il ajouta : « Amen, je vous le dis :
aucun prophète ne trouve un accueil favorable dans son pays.
En vérité, je vous le dis : Au temps du prophète Élie,
lorsque pendant trois ans et demi le ciel retint la pluie,
et qu’une grande famine se produisit sur toute la terre,
il y avait beaucoup de veuves en Israël ;
pourtant Élie ne fut envoyé vers aucune d’entre elles,
mais bien dans la ville de Sarepta, au pays de Sidon, chez une veuve étrangère.
Au temps du prophète Élisée, il y avait beaucoup de lépreux en Israël ;
et aucun d’eux n’a été purifié, mais bien Naaman le Syrien. »
À ces mots, dans la synagogue, tous devinrent furieux.
Ils se levèrent, poussèrent Jésus hors de la ville,
et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline
où leur ville est construite, pour le précipiter en bas.
Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin. Lc 4 21-30
Les gens de Nazareth sont divisés quand ils entendent la déclaration de Jésus : « Cette parole de l’Écriture que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit. ». Certains se réjouissent et d’autres sont choqués par sa prétention à se proclamer comme étant le Messie. Ce qu’il ajoute est provocateur et suscite la colère. Il est rejeté et exclu par ses compatriotes qui essaient même de le tuer. L’escarpement de la colline d’où ils veulent le précipiter annonce déjà dans l’Evangile de Luc le Golgotha, cette autre colline au sommet de laquelle sera dressée sa croix. Non plus pour une précipitation mais un élèvement de condamnation. Dès le commencement de la mission de Jésus, Luc présente souvent Jésus comme un Messie de rupture et anticipe, en quelque sorte, sa mise à mort. La violence des gens de chez lui dans le récit de Luc s’explique peut-être par le fait que lorsqu’il écrit son Évangile, vers 90, la rupture a pratiquement eu lieu entre juifs et chrétiens en terre païenne ; ceux-ci sont chassés des synagogues et n’ont plus le droit d’y prêcher. Luc est l’évangéliste qui insiste le plus sur l’universalité du message du Christ et du salut qu’il apporte. Universalité déjà proclamée par les grands prophètes d’Israël à qui Jésus fait référence. Universalité qu’il vient accomplir, mais qui a toujours fait problème et ne plaît guère à tous.
Le premier discours de Jésus en saint Luc annonce un aspect essentiel de ses paroles et de ses actes, leur caractère novateur et conflictuel. Alors que tous lui rendent témoignage, il refuse de poser des signes chez lui, citant des proverbes sans doute déjà connus : « médecin guéris-toi toi-même » et « nul n’est prophète en son pays ». Il justifie son refus en s’inscrivant dans la lignée d’Élie, d’Élisée et de Jérémie, qui eux aussi avaient agi hors frontières : de leur temps déjà, ne furent bénéficiaires de leurs signes miraculeux que des païens, déclare-t-il. Le ton de Jésus présente son propos comme un pavé dans une mare. Il se veut polémique et provoque des réactions violentes de rejet de la part de son auditoire, des gens de chez lui, de sa religion.
Les concitoyens de Jésus le découvrent sous un autre jour. Comme le prophète Jérémie il se présente comme un prophète qui dénonce leur inertie. Leur attente du Messie les rendent passifs, remettant à plus tard de pratiquer la justice, la libération, la guérison. C’est maintenant qu’il faut retrousser ses manches et agir, leur dit-il. Avant lui Jérémie avait tenu les mêmes propos. Il avait subi les mêmes rejets. Comme lui, Jésus reçoit de son Père les mêmes encouragements, la même force.
La parole du Seigneur me fut adressée :
« Avant même de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ;
avant que tu viennes au jour, je t’ai consacré ;
je fais de toi un prophète pour les nations. »
Toi, mets ta ceinture autour des reins et lève-toi,
tu diras contre eux tout ce que je t’ordonnerai.
Ne tremble pas devant eux, sinon c’est moi qui te ferai trembler devant eux.
Moi, je fais de toi aujourd’hui une ville fortifiée,
une colonne de fer, un rempart de bronze,
pour faire face à tout le pays, aux rois de Juda et à ses princes,
à ses prêtres et à tout le peuple du pays.
Ils te combattront, mais ils ne pourront rien contre toi,
car je suis avec toi pour te délivrer – oracle du Seigneur. » Jr 1 4-5 ; 12-19
Les Évangiles, et particulièrement celui de saint Luc, montrent comment Jésus vient inaugurer une nouvelle fraternité humaine qui transforme les frontières familiales, nationales ou religieuses. Pour lui, elles doivent être non pas des marques d’enfermement et de replis identitaires ou nationalistes, mais des espaces de rencontre. Lui, le Nazaréen, vient habiter et parcourir le pays sans frontière des pauvres du monde entier qui attendent la bonne Nouvelle, des captifs et des opprimés qui attendent la libération, des aveugles qui attendent le retour à la vue.
Saint Paul poursuivra l’œuvre universaliste du Christ et en sera l’un des grands réalisateurs. À la fois juif et citoyen romain, grand voyageur et fondateur de communautés chrétiennes dans les pays méditerranéens, il présentera la vocation de la terre entière d’être le pays de Dieu, celui de l’amour universel. Son merveilleux hymne à l’amour qui ne connaît pas de frontière nous est proposé ce dimanche. Là où règne le véritable amour (l’agapè), là Dieu est présent.
Recherchez donc avec ardeur les dons les plus grands.
Et maintenant, je vais vous indiquer le chemin par excellence.
J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges,
si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour,
je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.
J’aurais beau être prophète,
avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu,
j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes,
s’il me manque l’amour, je ne suis rien.
J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés,
j’aurais beau me faire brûler vif,
s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien.
L’amour prend patience ; l’amour rend service ;
l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ;
il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ;
il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ;
il ne se réjouit pas de ce qui est injuste,
mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ;
il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.
L’amour ne passera jamais.
Les prophéties seront dépassées, le don des langues cessera,
la connaissance actuelle sera dépassée.
En effet, notre connaissance est partielle, nos prophéties sont partielles.
Quand viendra l’achèvement, ce qui est partiel sera dépassé.
Quand j’étais petit enfant, je parlais comme un enfant,
je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant.
Maintenant que je suis un homme,
j’ai dépassé ce qui était propre à l’enfant.
Nous voyons actuellement de manière confuse,
comme dans un miroir ; ce jour-là, nous verrons face à face.
Actuellement, ma connaissance est partielle ;
ce jour-là, je connaîtrai parfaitement, comme j’ai été connu.
Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ;
mais la plus grande des trois, c’est la charité. 1 Co 12 31 et 13 1-13
Ce qu’écrit saint Paul a fondé une des grandes convictions de Vatican 2. Au fil des siècles, bien des choses dans l’Église romaine étaient devenues stagnantes et s’étaient figées dans des rites formalistes, des dogmes réducteurs, des formulations peu intelligibles, des pratiques peu conformes à l’amour dont parle saint Paul. Aux yeux des évêques de toute la terre, il était vital pour l’Église de puiser à la source d’eau vive qu’est le Christ. Il était nécessaire de s’inspirer de sa manière novatrice, libératrice, de vivre la Tradition et « d’ouvrir les fenêtres de l’Église » comme l’a dit Jean XXIII. Mais depuis Vatican 2 bien des choses ont changé et sans doute de nouvelles fenêtres sont-elles encore à ouvrir !
Elle est grande l’importance des mots « aujourd’hui », « maintenant » qui sont amis du mot « toujours » dans les Évangiles et surtout dans celui de saint Luc. « C’est toi mon Fils : moi, aujourd’hui, je t’ai engendré », disait la voix venue du ciel. « Cette parole de l’Écriture, que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit », dit Jésus après avoir lu les paroles d’lsaïe. Et Paul affirme : Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité. » Autre était l’aujourd’hui du temps d’lsaïe, autre celui du temps de Jésus. Autres sont nos « aujourd’hui ». Toute parole de l’Écriture demande à être interprétée, actualisée et non fossilisée. Toute parole de l’Église aussi : « L’Église en pèlerinage porte dans ses sacrements et ses institutions, qui relèvent de ce temps, la figure du siècle qui passe » (LG 48).
Une méditation du père Varillon prolonge l’hymne de saint Paul.
« La toute-puissance de Dieu est la toute-puissance de l’amour, c’est l’amour qui est tout-puissant ! On dit parfois : Dieu peut tout ! Non, Dieu ne peut pas tout, Dieu ne peut que ce que peut l’Amour. Car il n’est qu’Amour. Et toutes les fois que nous sortons de la sphère de l’amour, nous nous trompons sur Dieu et nous sommes en train de fabriquer je ne sais quel Jupiter.
Entre un tout-puissant qui nous aimerait et un amour tout-puissant il y a différence fondamentale. Un amour tout-puissant, non seulement n’est pas capable de détruire quoi que ce soit, mais il est capable d’aller jusqu’à la mort. J’aime un certain nombre de personnes, mais mon amour n’est pas tout-puissant, je sais très bien que je ne suis pas capable de tout donner pour ceux que j’aime, c’est-à-dire de mourir pour eux.
En Dieu, il n’y a pas d’autre puissance que celle de l’amour et Jésus nous dit (c’est lui qui nous révèle qui est Dieu) : « Il n’y a pas de plus grand amour que de mourir pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). »
Evangile selon saint Luc – Lc 4, 21-30