Saint Luc, l’évangéliste de cette année liturgique, se présente lui-même comme un historien, puisant dans diverses sources, quelque cinquante ans après la mort de Jésus, pour présenter l’événement qu’a été sa venue. Il raconte les signes qui ont marqué sa naissance, sa vie, sa mort, sa résurrection, et aussi les signes des commencements de l’Église dans le Livre des Actes des apôtres. Dans son Évangile, après ses récits de l’enfance de Jésus, nous lisons le prologue inaugural de sa vie publique. C’est en pleine histoire humaine que se manifestent les signes du salut.
L’an quinze du règne de l’empereur Tibère,
Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée,
Hérode prince de Galilée, son frère Philippe
prince du pays d’Iturée et de Traconitide,
Lysanias prince d’Abilène, les grands prêtres étant Anne et Caïphe,
la parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean, fils de Zacharie.
Il parcourut toute la région du Jourdain ;
il proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés,
comme il est écrit dans le livre du prophète Isaïe :
À travers le désert, une voix crie :
Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez sa route.
Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ;
les passages tortueux deviendront droits,
les routes déformées seront aplanies ;
et tout homme verra le salut de Dieu.
Luc pense à ses lecteurs. Ils pourront vérifier que son récit porte sur des événements réels qui se sont produits à une époque connue, dans un contexte historique précis. Il note trois types de personnages investis d’un pouvoir : l’empereur et le gouverneur romains, le roi Hérode et Philippe, princes de provinces, et les grands prêtres Anne et Caïphe. Tous ces acteurs ont joué ou joueront des rôles dans les récits qui vont suivre. L’intention de l’évangéliste n’est pas seulement de faire œuvre d’histoire, mais aussi de catéchèse. Chose courante dans les Évangiles : on enseigne en racontant des actions qui font signe plus qu’en tenant des discours dogmatiques.
En son prologue, Luc note d’emblée que ce qui advient dans l’humanité s’inscrit dans un contexte de rivalité de pouvoirs : celui de l’occupant, celui de princes régionaux, celui de grands-prêtres gardiens du Temple et de la Loi mais aussi de leur autorité religieuse. Un contexte de crise politique et religieuse. Le peuple souffre de cette situation et connaît la misère ainsi que le vide spirituel. Luc ne parle pas encore de Jésus mais de Jean dont la vocation s’inscrit dans la lignée des prophètes. Jean cite les paroles d’Isaïe, des paroles d’espérance et de consolation, mais aussi des appels à la conversion. Prédicateur itinérant, Jean voit les foules venir vers lui. Le changement de mœurs qu’il proclame et le baptême qu’il administre correspondent donc à l’attente du peuple.
En exhortant ses auditeurs à se décider pour Dieu, le Baptiste leur fait en effet une annonce étonnante : celui qui vient juger l’univers est prêt à effacer auparavant leurs fautes, indépendamment de tous les sacrifices pour le péché prévus par le rituel du Temple. Il le fait par la simple plongée dans les eaux vives du Jourdain, ce fleuve traversé par Israël lors de son entrée en terre de liberté. Ces propos de Jean ne peuvent qu’exaspérer le pouvoir religieux en place. La région du Jourdain entre en concurrence avec Jérusalem. A quoi serviront les prêtres s’il n’est plus besoin de se rendre au Temple pour se soumettre aux rituels des sacrifices ? Ce que Jean inaugure, Jésus l’accomplira aussi, mais ce ne sera plus par le bain dans les eaux du Jourdain. Le nouveau Temple sera son corps d’où jailliront des eaux vives pour ceux qui croiront en lui (Jn 7, 38-39).
Le ministère du Baptiste accomplit la première étape de la réalisation de la consolation d’Israël annoncée par les prophètes et attendue des croyants. À Qumran, sur les rives de la mer Morte, les esséniens s’appliquant la même prophétie pensaient que, pour préparer le chemin du Seigneur, il leur fallait s’éloigner de Jérusalem et du Temple, pour étudier et pratiquer la Loi de la façon la plus stricte. Jean, lui, crie à travers le désert en annonçant à tout le peuple le salut qui va venir et le nécessaire changement de mentalité, dont il évoque l’importance en choisissant l’image des travaux gigantesques. En recourant à Isaïe, comme Matthieu et Marc, Luc se conforme à la Tradition.
Il innove en revanche en concluant sa citation, au verset 6, par l’affirmation de l’universalisme du salut puisé en Is 40, 6 : « Tout être humain aura part au salut de Dieu ». Paradoxalement c’est en déportation qu’Israël, par la voix d’Isaïe et des autres prophètes, avait repris conscience de sa vocation universelle. C’est aussi en pleines crises internes qu’Israël, par la voix de Jean, puis par la vie et la mort de Jésus vont s’ouvrir complètement à l’universalité du salut. De même, c’est par la voix de Vatican 2, en pleins bouleversements mondiaux du 20e s, que le salut ne sera plus déclaré comme réservé seulement aux membres de l’Église catholique. « [Le salut] ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal. » (GS 22)
Les deux autres textes de ce dimanche respirent la joie et l’espérance. Paul encourage les Philippiens à la persévérance sur le chemin de l’Évangile qu’ils ont choisi de suivre. Il privilégie les événements positifs !
Frères, chaque fois que je prie pour vous tous, c’est toujours avec joie,
à cause de ce que vous avez fait pour l’Évangile en communion avec moi,
depuis le premier jour jusqu’à maintenant.
Et puisque Dieu a si bien commencé chez vous son travail,
je suis persuadé qu’il le continuera
jusqu’à son achèvement au jour où viendra le Christ Jésus.
Dieu est témoin de mon attachement pour vous tous
dans la tendresse du Christ Jésus.
Aux temps de l’Exil à Babylone, le prophète Baruc rappelle que Dieu se souvient de sa promesse de bonheur à Israël : ses rêves de grandeur l’ont conduit à sa perte, et son temps d’exil semble sans fin. Mais non, tout n’est pas perdu. Dieu annonce la fin de la misère et du malheur. Il promet de lui redonner un avenir. Un texte d’une grande intensité poétique.
Jérusalem, quitte ta robe de tristesse et de misère,
et revêts la parure de la gloire de Dieu pour toujours,
enveloppe-toi dans le manteau de la justice de Dieu,
mets sur ta tête le diadème de la gloire de l’Éternel.
Dieu va déployer ta splendeur partout sous le ciel,
car Dieu pour toujours te donnera ces noms:
« Paix-de-la-justice » et « Gloire-de-la-piété-envers-Dieu ».
Debout, Jérusalem ! tiens-toi sur la hauteur, et regarde vers l’orient :
vois tes enfants rassemblés du levant au couchant par la parole du Dieu Saint ;
ils se réjouissent parce que Dieu se souvient.
Tu les avais vus partir à pied, emmenés par les ennemis, et Dieu te les ramène,
portés en triomphe, comme sur un trône royal.
Car Dieu a décidé que les hautes montagnes
et les collines éternelles seraient abaissées,
et que les vallées seraient comblées : ainsi la terre sera aplanie,
afin qu’Israël chemine en sécurité dans la gloire de Dieu.
Sur l’ordre de Dieu, les forêts et leurs arbres odoriférants
donneront à Israël leur ombrage ;
car Dieu conduira Israël dans la joie,
à la lumière de sa gloire, lui donnant comme escorte sa miséricorde et sa justice.
Ainsi, aucune situation humaine n’est désespérée. Devant certaines situations tragiques de l’histoire, grande est la tentation de baisser les bras. Les obstacles qui empêchent la fin d’une guerre ou d’un exil, les difficultés d’une réconciliation entre personnes divisées, la profonde mésentente entre cultures, religions ou églises, apparaissent comme des montagnes qui montent jusqu’au ciel, des ravins de la mort, des gouffres d’incompréhension sans fond, ou des labyrinthes tordus et sans issues. Alors on s’enferme dans le malheur et la désespérance. Isaïe, Baruc, Jean Baptiste nous rappellent aujourd’hui que l’espérance se rit de toutes les difficultés et ils emploient les mêmes images : pas de ravin qui ne puisse être comblé, de montagne ou colline qui ne puisse être abaissée, de passage tortueux qui ne puisse devenir droit.
Il est bon de lire ce que disait le pape Jean XXIII, le 11 octobre 1962, lors de l’ouverture du Concile Vatican 2.
« Il arrive souvent que dans l’exercice quotidien de notre ministère apostolique nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de la société, ils ne voient que ruines et calamités : ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés : ils se conduisent comme si l’histoire, qui est maîtresse de vie, n’avait rien à leur apprendre et comme si du temps des Conciles d’autrefois tout était parfait en ce qui concerne la doctrine chrétienne, les mœurs et la juste liberté de l’Église. Il nous semble nécessaire de dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. »
Dans le cours actuel des événements, la société humaine semble à un tournant, et l’Église vit elle aussi une grande épreuve au sujet de son fonctionnement interne et des comportements sexuels de certains de ses ministres et de ses membres. Il est nécessaire de reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la succession des temps et les travaux des hommes, contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse malgré les vents contraires.
Evangile selon saint Luc – Lc 3, 1-6